Les forfanteries électroniques de Doc Savage

Prologue

Il m’est longtemps resté en tête cette idée absurde selon laquelle toute musique électronique équivaudrait à n’importe quelle autre, soit à une sorte d’aseptique assemblage robotique de sonorités toutes sadiquement impersonnelles. A l’époque, l’image que j’exécrais des musiques électroniques se situait entre un The Man Machine de Kratfwerk et un Oxygène de Jean-Michel Jarre. Mes connaissances assez superficielles m’emportaient dans une sorte d’odieuse nébuleuse industrielle et métallique dès lors que l’on prononçât l’abjecte sentence « électronique », comme si, de par mon statut d’être humain sensible et pleurnichard, il m’était impossible d’apprécier telle androïcité. Pourtant, l’âge, la science, la culture, la sagesse et la raison aidant, le jour du dépucelage électronique arriva, la paix dans l’âme. Et, ravalés mes préjugés ravagés, ré-ingurgitées mes appréhensions déphasées, c’est tout un univers musical qui s’est ouvert à mes délicates préférences auditives. Cette passion se voit grandissante avec le temps, au fil des découvertes, plus ou moins fameuses certes, mais loin d’être avares en surprises. Pris de fulgurance, m’est alors venue l’idée de proposer une chronique mensuelle à propos des monstres de beauté qui cohabitent dans l’ombrageux paysage électronique actuel et moins actuel. Ainsi, j’évoquerai dans le cadre de ce nouveau rendez-vous mensuel quelques chefs-d’œuvre de kraut, d’ambient, de dark ambient, de musique électronique progressive, de Berlin School ou encore de musique électronique atmosphérique. Parfois tout à la fois.Il fallait, pour au mieux commencer cette entreprise, un emblème. Un symbole. Une sorte de piédestal sur lequel se reposeront toutes les chroniques à suivre. L’Album. Le voici : la neuvième collaboration entre Klaus Schulze et Pete Namlook, Set the Controls for the Heart of the Mother.

Chapitre Un : Juin 2012

Klaus Schulze & Pete Namlook - Dark Side of the Moog 9, Set the Controls for the Heart of the Mother

Il faudrait des vies entières pour aborder en détail celle de Klaus Schulze. Sa discographie, entre carrière solo et collaborations en tous genres, est presque égalable à celle de Tangerine Dream et à sa centaine d’albums. Dévoilé d’abord pour son travail cosmique au sein d’Ash Ra Tempel en tant que batteur, Schulze entame au début des années 70 une discographie très remarquée en solo. Il pose, presque à lui tout seul, les bases d’une musique entre ambient et space rock, en Miles Davis de l’électronique et du synthétiseur. Cette période voit l’avènement de nombreux albums aux expérimentations retentissantes et sacrément audacieuses, parmi lesquels Cyborg (1973) ou Timewind (1975). La carrière de Schulze oscille sporadiquement entre des réussites ambitieuses de ce genre et un jusqu’au-boutisme outrancier qui le mènera par exemple à sortir X (1978), le dixième album, et ses 140 minutes (2h20) d’ambiances sonores divisées en seulement six chansons (chacune atteint facilement la demi-heure). Il n’empêche qu’en plus de quarante ans de carrière, Klaus Schulze est un nom qui compte, aussi bien par ses glorieuses réussites que par ses cinglantes déconvenues.

Le nom de Pete Namlook reste quant à lui plus confidentiel. Personnage plus récent sur la scène électronique mondiale, il apparaît en 1993 avec un album éponyme assez spécial, finalement plutôt symptomatique du reste de sa création discographique : Namlook, en incroyable catalyseur du talent des autres, reste extrêmement décevant pour faire profiter du sien. Il fait partie de ces artistes qui apposent toutes leurs réflexions musicales sur CD, quitte à produire un album potable sur dix. Pour preuve sa dernière production, toute récente, Namlook XXVII - Music for Urban Meditation IV, sorte d’ambient/musique concrète chiante au possible, preuve s’il en était besoin que parfois, l’art trop pris au sérieux était le plus risible de tous. Trêve de mauvaise langue, puisque l’album à aborder ici, collaboration entre Schulze et Namlook, est un véritable bijou de musique contemporaine.

The Dark Side Of The Moog. La dénomination de la coopération, débutée en 1994, est des plus trompeuses. Il ne s’agit pas là d’un énième hommage au Floyd. D’ailleurs peu d’éléments musicaux s’en rapprochent. Hormis peut-être les nappes synthétiques, l’aspect épuré et relaxant des œuvres, pouvant rappeler, en y mettant vraiment beaucoup de volonté, un « Shine On You Crazy Diamonds »... Entre 1994 et 2002, les huit premières associations discographiques de Namlook et Schulze sont hasardeuses et inégales (IV, Three Pipers at the Gates of Dawn – 1996) quand elles ne sont pas tout simplement dénuées d’intérêt (II – 1995). Pourtant, en 2002 paraît le neuvième volet de cette collaboration et fait voler en éclat toutes les incertitudes la concernant avec l’excellentissime Set the Controls for the Heart of the Mother.

La partie I à elle seule justifie cette élévation au rang d’œuvre majeure de la musique contemporaine. En vingt minutes, elle s‘impose comme le morceau d’ambient par excellence, dans son sens le plus positif c’est-à-dire exempt de tout son aspect ennuyeux et rébarbatif. Dans cette première partie, trois douces notes surgissent des étoiles et se répètent à l’infini, accompagnées de quelques variations au sein des nappes synthétiques, discrètes mais omniprésentes et essentielles. Les trois notes en question représentent l’arbre mélodique qui cache la forêt cénesthésique. Dans ce cas-ci, l’œuvre n’appartient plus à ses auteurs ; il appartient à l’auditeur d’en faire son havre de paix, son halo de calme salvateur.

Pour en venir à la structure basique de l’œuvre, elle se divise de la manière suivante : trois parties de plus de douze minutes sont entrecoupées d’interludes de moins de cinq minutes. Ainsi, les parties II, IV et VI ne constituent pas de réel attrait, si ce n’est celui d’apporter une cohérence et une continuité au tout. Les parties III et V sont dans la lignée de la première, quoiqu’un peu moins rêveuses et plus nerveuses. Les boucles sont plus complexes, plus insaisissables. Les nappes plus inquiétantes, plus viscérales. Tout est parfaitement en place. L’œuvre Schulzienne est à son apogée. Et l’apogée d’une œuvre aussi colossale et essentielle que celle de Klaus Schulze ne se décrit plus par le biais des mots. D’ailleurs, jamais Wagner n’avait eu aussi raison : « la musique commence là où s'arrête le pouvoir des mots. »
BenoitBayl
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le 5 déc. 2013

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