Si l'album a beau s'appeler The Marshall Mathers LP, c'est pourtant Slim Shady, son double maléfique qui nous accueille, soufflant à un annonceur de passage, comme s'il se cachait derrière lui, que nous pouvons bien tous aller nous faire foutre et qu'on s'est bien fait enfler en achetant son disque. Belle entrée en matière...
Ce sera certainement la moindre des provocations d'Eminem qui, dès Kill You, entretiendra cette ambivalence de manière quasi constante. Car ici, s'il ne faut pas faire chier Shady, si ce sont ses mots, volontiers orduriers et ultra violents, c'est la fureur de Marshall qui irrigue la chanson, dans un cri de colère tournée contre sa mère et qui ne restera pas sans lendemain dans son album suivant, The Eminem Show.
C'est que Marshall Mathers, finalement, délivre ses plus belles chansons quand il parle de ce qu'il connaît le mieux : lui même et ses démons.
La première preuve en est sans doute Stan, qui développe une relation épistolaire à sens unique avec son idole. Symbole du fan acquis à sa cause et qui malheureusement s'enfonce peu à peu dans son propre trouble et son identification malsaine, Eminem fait de l'impact du star system un rap désespéré que la feature de Dido contribue à rendre un peu plus triste encore, et sans doute tiré d'un fond de vérité. Fait divers authentique ou non, Stan se dessine comme le premier sommet de l'album.
Jusqu'à ce que les quelques secondes de la berceuse qui ouvre Kim ne s'élèvent, prélude à un véritable déferlement de violence ininterrompue contre la mère de sa fille. Etranglé d'une colère inextinguible touchant à la rage incontrôlable, Kim se révèle aussi un grand cri d'amour dévoyé, dénaturé par la jalousie, la perte et la volonté de (s'auto) détruire au terme d'une balade nocturne sans retour. Tout aussi effrayant qu'émouvant, Eminem semble envisager ce morceau comme une véritable snuff song, une véritable catharsis de ses pulsions meurtrières hurlées à la face de son public, sans retenue et sans pudeur.
Amityville joue sur le même sombre registre de l'horreur. Shady est cette fois-ci à la baguette, relatant les pires tortures et les règlements de comptes au coeur du ghetto dans un rire sardonique, le calibre à la main, version noire d'encre d'un Remember Me entamé au bruit des bombes de peinture et des tags, ou encore de Bitch Please II dont la rythmique ensorcelle et les différentes participations exaltent.
Mais se focaliser sur ces quelques morceaux serait faire l'impasse sur la provocation d'Eminem et de ses titres qu'il laisse à son alter ego pour tirer à peu près sur tout ce qui bouge. Ironie mordante, victimes récurrentes, mauvais esprit, cynisme, sarcasmes, The Real Slim Shady se présente comme la quintessence de son registre, où Slim Shady se dessine pleinement comme le mauvais génie de Marshall. Un sale gosse décalé et intenable, symbole de ses débordements, qui semble causer à tort et à travers dans un dédoublement de personnalité lui permettant de proprement jeter aux orties et piétiner le filtre du politiquement correct.
Jusqu'à ce que, à l'occasion du morceau Marshall Mathers il passe le témoin au rappeur blanc, qui chante comme les noirs et s'approprie leur propre style musical, comme Elvis l'avait fait avant lui. Plus besoin de faire parler son doppelganger. Marshall crache ses rimes, tranche les critiques des arrêtes vives de ses textes en forme de diamant brut, suintant de son dégoût et tournant au règlement de comptes musical poétique aussi inspiré qu'ordurier.
Tournant en ridicule ses pourfendeurs, sans dieu ni maître quand il signe Slim, si émouvant, parfois fragile quand Marshall prend le micro, Eminem signe avec The Marshall Mathers LP l'un des tonitruants sommets de sa carrière. Car quelque soit son personnage, ses rythmes sont toujours aussi insolents et jouissifs, son sens du mot, qui tombe comme un couperet, puissant. Tandis qu'à chaque nouvelle écoute, je continue à passer par tout le spectre des émotions brutes qui animent l'artiste.
Behind_the_Mask, en plein dé-rap-age contrôlé.
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