En termes de Black Metal, Obsequiae figure à mon sens parmi ce qui s'est fait de mieux ces dernières années. Depuis leur premier album, Suspended in the Brume of Eos, discrètement sorti en 2009, le groupe américain développe un style inattendu et original, une sorte de « Black Metal polyphonique » puisant abondamment dans une musique médiévale vraisemblablement connue par une érudition passionnée. L'art d'Obsequiae se développe ainsi en complexes chevauchements mélodiques, écrits et joués par le talentueux guitariste et bassiste Tanner Anderson, chez qui on sent une parfaite maîtrise technique, d'un niveau rarement atteint dans ce style habituellement sobre qu'est le Black Metal.


Rien à voir, cependant, avec la « technique » d'un groupe de Death Metal, par exemple, qui ne consiste qu'à jouer le plus vite possible — certes, d'une façon souvent impressionnante —, quitte à ce que le tout soit proprement inaudible dans les rudes conditions du live. Il s'agit plutôt d'une technique dans l'écriture, dans la maîtrise de l'harmonie, dans l'élaboration mesurée et harmonieuse de l'ensemble — une façon d'appréhender le Black Metal assez originale, mais qui a déjà donné lieu à quelques autres excellentes productions, qu'on peut rapprocher d'Obsequiae d'une certaine façon (en particulier le dernier album de Velnias et le Gnosis de Spectral Lore).


Obsequiae s'est fait connaître auprès du « grand public » (n'exagérons rien...) avec son deuxième album, son chef-d’œuvre, Aria of Vernal Tombs, sorti en 2015, développant un art parfaitement maîtrisé, jusque dans le moindre détail, où s'invitent les bienvenus interludes à la harpe (à vue de nez, principalement des reprises de compositions médiévales), joués par l'espagnol Vicente La Camera Mariño.


L'album est particulièrement prenant ; et, surtout, particulièrement évocateur. Comment ne pas se laisser bercer par cette délicieuse musique semblant provenir du tréfonds des âges ? Comment ne pas se laisser porter par les rêves de cette époque merveilleuse, riche en couleurs, vivante, joyeuse, champêtre et pleine d'une profonde douceur — cette époque qui a plus que jamais espéré tempérer les errements des hommes ? Le cri d'une chouette dans le bois alentour fait surgir, dans les ruines de cette ancienne abbaye, les images d'autrefois : belles dames et nobles seigneurs, trouvères et chevaliers, joyeusement attablés dans un jardin, honorant la déesse Amour, la beauté de la Nature et le retour du printemps au cours des grandes festivités de mai...


Cet album, qui se plaît tant dans la nostalgie d'un Moyen Âge idéal, évoque pourtant, dans les paroles, une autre nostalgie, ce terrible regret qui hante la culture occidentale depuis plus d'un millénaire : le regret de l'Antiquité, dont nous n'avons probablement jamais fait le deuil. Et les gens du Moyen Âge, plus que tout, regrettaient l'Antiquité, l'époque où régnaient les dieux de la Nature et des arts, l'époque d'Orphée et d'Homère, d'Aphrodite et d'Artémis. Quel étrange approche, ce groupe si contemporain, puisant dans un style musical vieux d'un millénaire pour évoquer les nostalgies d'autrefois !


Obsequiae, solidement ancré dans le présent, parvient à évoquer (ou à m'évoquer, en tout cas) tout ce que la culture du Moyen Âge avait de plus délicieux, cette époque qui rêvait des dieux antiques, qui adorait la musique et l'amour, la nourriture et le vin, qui aimait la Nature, les arbres et les fleurs, la chasse, les animaux sauvages... Cette époque qui considérait beau un pays pour ses forêts et ses prairies, ses ruisseaux et ses étangs, comme Eustache Deschamps dans un magnifique poème :


« Sur tous les lieux c'om puet ymaginer
En lieu plaisant et en siege agreable,
Pour tous deduis [divertissements] avoir et pour finer [trouver]
De ce qu'il fault a homme delitable,
Pour vivre et avoir cuer gay
Et demourer en ce doulx mois de may,
Et pour oïr du rossignol le chant
De tous les oysiaux la douçour et le glay [le chant],
Je n'en scay nul plus propre que Cachant.


Jardins y a, riviere pour voler [chasser],
Sauvoirs [étangs pour la pêche], garanne prouffitable,
Vignes entour pour l'ostel gouverner,
Coulombier, prés et mainte terre arable,
Granche, fontaine en VIII lieux despensable,
Arbres et noble saussay [saulaie],
Garanne grant et bonne cave y sçay,
Estuves, baings et le ruissel courant.
De tous manoirs, pour vous dire le vray,
Je n'en scay nul plus propre que Cachant. »


Le Moyen Âge a laissé un art — une musique, en particulier — aux allures champêtres, pleine d'une joie sauvage qui a, par la suite, définitivement disparu en Europe, toute empêtrée qu'est devenue sa culture dans un sérieux terriblement ennuyant. Adieu les vives couleurs du Moyen Âge ! Dominent désormais les noirs habits des banquiers et des notaires...


Mais pour l'homme, puisqu'il a conscience de son histoire, le temps est cyclique : c'est pour cette raison que parviennent à se mêler d'une telle façon, aussi fructueuse, les échos du passé dans la temporalité présente, nous permettant de saisir subrepticement l'esprit des âges anciens...


Bref, autant dire que j'attendais le prochain album d'Obsequiae avec intérêt.


Et... hélas, The Palms of Sorrowed Kings, après plusieurs écoutes, reste assez décevant.


Je me demande bien ce qu'ils ont fichu — surtout l'ingé son. Le son est horrible, il est strident, agaçant. La batterie sonne mal, en particulier la grosse caisse et la caisse claire. Pourquoi ça ? Même la basse : quelle idée d'avoir ajouté cette étrange distorsion sur-aiguë ! Là où le son clair (ou légèrement saturé) d'Aria of Vernal Tombs collait parfaitement avec l'écriture polyphonique de l'album, la saturation de The Palms of Sorrowed Kings se fond dans les guitares sans s'en distinguer clairement.


C'est d'autant plus étrange que le son d'Aria of Vernal Tombs était extrêmement bien pensé et bien maîtrisé. Les guitares avaient un son léger et doux, collant parfaitement avec l'inspiration médiévale en gardant un aspect parfaitement lisible aux juxtapositions de mélodies ; le tout (surtout la voix et les guitares) baignait dans une réverbération judicieuse, accentuant l'aspect lointain et onirique de l'album, ou évoquant l'acoustique d'une architecture gothique.


Même les compositions tendent un peu à se répéter ; les mélodies se distinguent moins les unes des autres. Il y a, pourtant, quelques nouvelles idées par-ci par-là qui ne sont pas inintéressantes (les voix claires par exemple), et l'ensemble demeure de grande qualité. Au final, les défauts de l'album ne parviennent pas à totalement l'enterrer. Mais on peut dire qu'il est sensiblement moins bon que le précédent.


Cela dit, faire mieux qu'une pièce maîtresse qu'on a soi-même produite, comme Aria of Vernal Tombs, c'est un défi que peu de groupes parviennent à relever avec succès.


Hélas !

Antrustion
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le 25 nov. 2019

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Antrustion

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