Cette compilation est parue en 1985, alors que le duo Walter Becker-Donald Fagen s’était déjà séparé cinq ans auparavant mais que Fagen réussissait une très belle carrière solo avec « The Nightfly ». C’est peut-être pour surfer sur ce succès solo que cette compilation est parue et en attendant une très hypothétique reformation alors que Becker soignait ses addictions? Deux anti-héros, deux anti-stars, pas dupes du tout du showbiz et qui le faisaient savoir en interview. Deux artistes qui détestaient les concerts et plus encore les tournées, la vie qui va avec : Fagen faisait souvent des crises d’angoisse avant de monter sur scène. Rien ne les prédisposait donc au succès et ils se sont mis à dos pas mal de musiciens, agents ou encore journalistes. Sauf que voilà, c’étaient deux immenses auteurs-compositeurs, intransigeants voire perfectionnistes jusqu’à l’obsession, pétris de culture musicale (de jazz et de soul en particulier mais aussi de musique classique), cinématographique et littéraire. Car « Steely Dan », pris un peu au hasard comme une blague alors qu’on leur demandait comment ils se nommaient, est en réalité le nom du godemiché dans « Le festin nu » de William Burroughs ! Pas de volonté de choquer qui que ce soit, juste une plaisanterie sur laquelle ils vont devoir souvent s’expliquer…
Deux artistes qui ont la même vision désabusée et sarcastique du rêve américain, capables de créer des mélodies hallucinantes, des arrangements somptueux et des textes qu’on peut prendre à de nombreux niveaux, égratignant le monde californien et son mirage hollywoodien qu’ils ne supportent pas. « My Old School » raconte une véritable descente de police dans leur fac à la recherche de drogues quand ils étaient étudiants. « Rikki Don't Lose That Number » a été interprétée de nombreuses manières, y compris comme un hymne à la communauté gay, ou à la marijuana (!), alors Fagen a dû couper court en avouant que la chanson portait sur Rikki Ducornet, la femme de son professeur dont il était amoureux à la fac ! « Bodhisattva », parodie l'idée selon laquelle se débarrasser de ses biens est une condition préalable à l'illumination, critique assez nette et acerbe du mode de vie des Californiens. Quand ils ont fait en 1974 une reprise de "East St. Louis Toodle-Oo", Fagen en grand admirateur, en a envoyé un exemplaire à son auteur, Duke Ellington. Ce dernier est mort avant d'avoir pu lui répondre malheureusement. Des titres fantastiques, des merveilles de composition, d’arrangement et d’interprétation où le duo est entouré des plus grandes pointures de l’époque : Wayne Shorter, Randy Brecker, Larry Carlton, Tom Scott, Lee Ritenour, Michael McDonald, Patti Austin, Chuck Rainey, Victor Feldman, Steve Gadd, Timothy B. Schmit, pour ne citer que quelques noms ! Allez, chipotons un peu en regrettant l’absence de " Josie " de 1978 et " Time Out of Mind " de 1981. Pour le reste c’est magnifique et indispensable. On peut préférer le double « The very best of Steely Dan » mais pour un point de départ, ne pas hésiter et après se plonger dans leur chef d'oeuvre absolu, "Aja" ("Peg", "Deacon Blues").