Nous voilà en 2004, dans une société aussi divisée, sous un gouvernement travailliste, qu’elle ne l’était sous la direction conservatrice de Thatcher et Major. Le snobisme désinvolte de la fin des années 1980 – lorsque des jeunes huppés, coupe de champagne à la main, lançaient « paysans » ou « ploucs » aux passants en Kappa depuis les vitres de leurs Suzuki Vitara ou Porsche 944 – est de retour dans toute sa laideur. Les divisions aujourd’hui, cependant, sont moins nettes. Ce n’est plus une question nord/sud, c’est une histoire de deux sandwiches chauds : un Zinger Tower Burger ou un thon mi-cuit sur ciabatta aux tomates séchées ? C’est le fossé entre vivre dans un monde fantasmatique et intellectuel ou dans ce que Skinner appelle « l’Angleterre normale ».
Mike Skinner, l’homme derrière The Streets, dépasse la division nord/sud et observe cette Angleterre avec la sagesse de celui qui a connu l’urbain et le suburbain, la province et le cosmopolitisme. Né à Londres, élevé à Birmingham et de retour dans la capitale, son accent mi-cockney mi-brummie finit par sonner comme un dialecte des East Midlands.
En 2002, Original Pirate Material, le premier album de The Streets, fut un phénomène. Admiré par les jeunes, encensé par certains critiques un peu trop enthousiastes qui comparaient Skinner à Philip Larkin ou William Blake, il motiva des dizaines de producteurs amateurs à lâcher leur joint trente secondes pour tenter leur chance. Aujourd’hui, la pression repose sur Mike Skinner pour produire le chef d'oeuvre du genre qu’on appelle « pas vraiment du rap, plutôt du parler de la vie sur un beat quelconque ». Et il parle-de-la-vie-sur-un-beat comme personne.
Ce n’est pas un deuxième album difficile. A Grand Don’t Come For Free n’est pas une odyssée rap fusionnant Prokofiev, free jazz et Proust sur glace. C’est Original Pirate Material partie deux. Mais en mieux. Une histoire triste, parfois joyeuse, d’un loser défoncé nommé Mike, de sa télé cassée et du mystère d’un billet de £1000 disparu. On pourrait l’appeler un « album concept », mais cela laisserait entendre une prétention artistique qui n’a pas lieu d’être. C’est une histoire, pas une tentative pour Skinner de se poser en géant intellectuel.
À la première écoute, Fit But You Know It s’impose comme le single évident. Rien d’aussi immédiat que Don’t Mug Yourself ou Weak Become Heroes du premier album. Un excellent premier single, qui combine une rythmique de guitare et un monologue éméché avec une joie communicative. Fermez les yeux, imaginez quatre mop-tops en costume, et vous pourriez y voir un morceau des premiers Beatles, version 2000s.
Les écoutes répétées en révèlent les trésors. La voix de Skinner est si mise en avant qu’on en oublie parfois la musique en dessous. Et pourtant, il cache bien son jeu. Il joue sur une palette musicale plus large qu’il n’y paraît : des cordes façon films d’horreur et les cuivres de What Is He Thinking, à la guitare acoustique sur la magnifique ballade Dry Your Eyes, jusqu’aux chœurs soul qui ponctuent l’hymne à la paresse I Wouldn’t Have It Any Other Way, où la ligne « The ashtray needs emptying and the Clipper needs a shake » est chantée avec la ferveur d’une déclaration d’amour.
Skinner aborde aussi bien les problèmes de société que les tracas du quotidien, comme la dépendance au jeu (si peu rock’n’roll : pas l’héroïne, pas la cocaïne, mais le pari sportif) sur Not Addicted, où le narrateur avoue : « I don’t know the first thing about football / But my instincts tell me this is my windfall » sur une ligne de basse menaçante.
Certains critiques ont comparé la musique de The Streets aux films de Ken Loach, réalisateur qui a fait de la misère ouvrière une forme de rédemption pour spectateurs bourgeois. Mais ce qui rend l’humain humain, c’est sa capacité à triompher de l’adversité. L’humour du quotidien imprègne l’œuvre de Skinner. Cela nous est tous arrivé : « Yeah, I think we got cut off / Yeah, I got crap reception in my house / I have to stand in a certain spot in my kitchen or it cuts out », dit Skinner dans Such A Twat, confession téléphonique d’une infidélité estivale évoquée dans Fit But You Know It.
L’épique Empty Cans clôt l’album sur un effet bouleversant. Mike, se détestant et accusant le monde entier de ses problèmes, est assis dans un salon jonché de canettes de bière vides. Il est furieux et amer. Puis retour en arrière, réflexion : la révélation qu’il a le pouvoir de changer la situation. Les pianos arrivent. La colère devient célébration. Il peut faire réparer la télé. Peut-être même découvrir qui a volé les £1000 manquantes, mais on ne vous le dira pas – ce serait comme révéler que, dans The Mousetrap d’Agatha Christie, le coupable est le policier.
A Grand Don’t Come For Free prouve que Original Pirate Material n’était pas un coup de chance. Peu importe si le succès éloigne Skinner « des rues ». Son talent est celui d’un observateur, d’un chroniqueur et – les critiques avaient raison – d’un poète. Dans son commentaire ironique, Skinner s’avère bien plus lucide que tous les prophètes de malheur. Dans l’Angleterre normale, la vie est (un peu) merdique. Et on le sait bien.
{S'il ne fallait garder qu'un titre}: Blinded by the Lights. La soirée qu'on a tous connu, malheureusement.