Afrodisiac
7.7
Afrodisiac

Album de The Veldt (1994)

Quand la soul regarde ses chaussures

Quand Mercury Records, l’un des labels du géant PolyGram, signe The Veldt au début des années 90, il cherche à étoffer son catalogue grunge/shoegaze/rock alternatif, histoire de surfer sur une mode qui lui paraît juteuse.


Mais The Veldt, c’est avant tout deux frères (jumeaux) noirs de Caroline du Nord, obsédés à la fois par la Motown, Pink Floyd mais aussi par Cocteau Twins, My Bloody Valentine et Public Enemy.


En effet, Daniel Chavis (chant, guitare) et Danny Chavis (guitare, textures sonores) ont pour volonté de réconcilier deux mondes que tout oppose : l’un profondément blanc, l’autre foncièrement noir. Est-ce que Mercury aura l’audace et le courage de soutenir un tel projet ?

La réponse, vous l’aurez deviné, est non.

On dénotera une absence flagrante de communication de la part du label pour terminer sur un lent abandon du groupe.


Pourtant, avec Afrodisiac, The Veldt livre en 1994 un album d’une cohérence rare, où chaque morceau semble vouloir tordre les genres jusqu’à les rendre poreux, chacun à sa manière.

It’s Over frappe d’emblée par son groove poisseux et ses guitares abrasives, fusion inattendue mais parfaitement équilibrée entre un rock/shoegaze belliqueux et une sensualité toute R&B. C’est tout le propos du groupe : prouver que ces deux mondes, trop souvent cloisonnés, peuvent coexister et même s’enrichir mutuellement.


Le sommet de l’album, Soul in a Jar, condense à lui seul cette esthétique. Une ballade déchirante, suspendue, où la voix de Daniel Chavis atteint des sommets de vulnérabilité, bercée par des guitares liquides et des rythmes éthérés. C’est une chanson qui aurait pu figurer sur un album de Prince, s’il avait eu l’idée de traîner ses guêtres chez 4AD.


Plus loin, Heather illustre encore la singularité du groupe, tout en trahissant une parenté inattendue : c’est peut-être ici que l’influence pointant vers The Cure se fait le plus sentir. Dans sa mélancolie suspendue, sa guitare cristalline en boucle, son rythme ralenti, Heather évoque les climats de Disintegration, on y retrouve cette capacité qu’avait Robert Smith à rendre le désespoir presque lumineux, à transformer l’obsession en matière sonore. Le chant de Daniel Chavis, lui, reste plus soul, plus charnel que celui de Smith, mais on retrouve cette manière de tordre une simple love song pour en faire un poème spectral.

Un prénom psalmodié et dilué dans la brume des guitares, Heather est une obsession habitée. Mais là où The Cure restait gothique, The Veldt insuffle à ce spleen une chaleur, un groove à peine perceptible, qui le rend encore plus troublant.


You Take the World et Revolutionary Sister poursuivent cette exploration d’une soul saturée de reverbs et de delay, (la rythmique très rock'n roll de You Take the World offre un contraste saisissant et efficace, même 30 ans après) mais toujours accompagnée par la tessiture de voix chaleureuse de Daniel.

And don’t tell me there’s no blood upon the stairs / Of some brother and I didn’t care / Does a revolution start it ? Just you wait and see / Nobody tells you, oh, just you wait and see - You Take the World

Derrière ces morceaux transparaît la conscience politique des frères Chavis, bien décidés à faire exister une voix engagée.

If I debate, negate, don't you realize / It makes for a problem, god, I wanna die / I go to my sister, cuz she understand /There's a real big problem, with the brother man - Revolutionnary Sister

Ce qui rend Afrodisiac si unique, c’est cette alchimie intime entre les frères Chavis. Là où Daniel, avec sa voix chaude et charnelle, convoque naturellement l’héritage de la soul et du R&B, Danny travaille quant à lui l’ombre et la lumière à travers les guitares de The Veldt, tordant le son, étirant les nappes, dessinant ce brouillard shoegaze dans lequel tout semble flotter.

L’un donne chair, l’autre donne forme.


Ensemble, ils créent une bête bicéphale sensuelle, spectrale et intemporelle.


C’est dans cette tension, entre chaleur et abstraction, que Afrodisiac trouve toute sa beauté. Et peut-être aussi sa malédiction : ni tout à fait soul, ni tout à fait shoegaze, l'album jouera sur un clair-obscur incompris qui ne prendra que chez les plus ouverts d'esprits.


Les pistes à écouter en priorité =

Soul in a Jar - le pilier de l'album

Until You're Forever - LE morceau shoegaze de l'album

Seppuku
9
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Créée

le 17 juil. 2025

Critique lue 3 fois

Seppuku

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