Âme Fifties
6.8
Âme Fifties

Album de Alain Souchon (2019)

À la fin de l’été, Alain Souchon est revenu. Il a publié deux nouveaux titres, « Âme fifties » et « Presque », en prévision d’un nouvel album qui allait paraître en octobre. De ces chansons, j’ai d’abord entendu « Presque ». Une fois seulement, car ayant été déçu, je ne l’ai pas réécoutée de mon propre chef. Je n’aimais pas la production, trouvais la composition facile et un peu fade. Le texte quant à lui, par ce tableau d’un fantasme furtif sur la Grand-Place de Lille, me semblait réchauffé. Lille, c’est pas un décor bord de mer, mais la plage de Malo Bray-Dunes n’est pas loin et transporte vers la métropole le vent de la Belgique locale. Or je ne retrouvais pas dans « Presque » le charme mélancolique et intemporel du « Baiser ». À peine plus convaincu par l’autre chanson, je n’ai pas attendu le nouvel album avec une particulière impatience.
Cependant, il est arrivé peu à peu une chose splendide : le retour d’Alain Souchon a été accueilli comme un événement culturel partout. Il faut voir comment ces dernières semaines, Télérama s’en est ému autant qu’RTL, comment Libération et Michel Drucker étaient d’accord pour saluer l’ami retrouvé, sur un ton différent mais avec le même plaisir. Sans doute subsiste-t-il en Souchon un peu de cet esprit français populaire, porté par certains acteurs et chanteurs iconiques, devant lequel toutes les couches socio-culturelles accordent leurs violons et font la paix. Trenet savait que les chansons des grands poètes ont la force d’émouvoir dans un même mouvement « bourgeois, artistes ou vagabonds ». Celles de Souchon en sont la preuve. Et c’est ainsi que « Presque » n’a pas eu de difficulté à tracer son chemin dans un grand nombre de radios, de télés, de supermarchés et de têtes. Je l’ai entendue de nouveau. J’y ai retrouvé très vite la voix claire et chancelante du grand-frère spirituel qui a écrit « Allô maman bobo » ou « Ultra-moderne solitude ». J’ai commencé à identifier les recoins que sa finesse et son exactitude, intacts, avaient investis :


« Par un jeu subtil de glace,
J’avais ton profil de face. »


Et l’évidence m’est tombée dessus sans peine : Alain Souchon n’a pas changé. « Presque » est de ces habiletés discrètes dont le décor, les visages, les sensations prennent forme à mesure que l’on y revient, résurgences d’une intimité indéfinie, connue et éprouvée de tous, le tout dans une économie de mots remarquable. Il fallait avoir à la fois le culot et la délicatesse d’oser cette presque-rime :


« Sur sa joue j’ai posé mon index
Elle a glissé sa main sous ma veste »


Le fantasme s’arrête aux mains, de la même manière que vingt ans auparavant, sur la plage de Malo Bray-Dunes, la « langue ennemie » avait suffi à tout emporter. Le reste, derrière, est faiblesse des hommes. L’image renvoie également à une autre, l’une des plus belles de Souchon, dans « Les Regrets » : « il y avait des illusions dans ma main que tu laissais sous ton pull-over ». C’était la même glace, le même miroir déformant qui espérait déjouer la réalité, prenant l’amour à son compte. Souchon n’a pas d’autre prétention que de chanter ses thèmes favoris : les filles, et tout ce qui s’est évaporé avant même d’avoir trouvé une consistance, le rêve qui a presque eu lieu, la vie trop fugace. De fait, on ne s’étonnera pas que le panorama d’enfance « Âme fifties » ait donné son nom à l’album. Dans ce Paris-province rêvassant en Simca vers les plages du Nord trente-glorieuses, des prénoms indistincts, ceux de camarades ou de proches, côtoient Gabin, Jeanne Moreau, et le Bébel d’« À Bout de Souffle ». Chanson d’hier, pas tout à fait nostalgique pour autant, dès lors que sont évoqués « les enfants soldats dans les montagnes algériennes ». Non, ce n’était pas mieux avant. Dans « Âme fifties », s’il y a un regret, c’est celui de la jeunesse plutôt que d’une société. Qu’il parle au passé ou au présent, ce nouvel album de Souchon est léger mais lucide. Il ne détourne pas son attention des torts sociaux, et en fait même l’une de ses principales préoccupations. La chanson éponyme est ainsi prolongée par « Debussy Gabriel Fauré » (remarquons comme les noms propres, dont Souchon a révolutionné l’usage dans la chanson française, dansent tout seuls, en automates, s’amusant à former des titres suspendus : « Debussy Gabriel Fauré », « Ronsard Alabama »), vignette de l’époque où les jeunes filles du faubourg Saint-Honoré préféraient travailler leur piano à l’écart des amateurs de « Berry Chuck, Hallyday Johnny ». À milieux différents, frustrations amoureuses, et la chanson de se clore sur une royalissime politesse du désespoir :


« Mais belle Hélène, la lutte des classes
On sait où ça nous mène, hélas. »


Le ton est un peu plus grave dès que le commentaire social bascule dans l’actualité et constate que rien n’a changé. « Ici et là » offre un tableau assez mineur de la frontière goudronnée du périph’ ; le gros morceau se nomme davantage « Un terrain en pente ». Sur une guitare simple et racée, un flâneur embrasse le paysage nocturne et contemple à regret une certaine idée de la désolation : fermetures d’usine, migrants dans des tentes, SDF fouillant les poubelles. Jamais sentencieux, le texte est traversé par un climat de mélancolie lunaire qui lui confère une pudeur désarmante. Le réalisme urbain y rencontre une douceur désabusée proche d’un dessin de Sempé. Souchon délivre en trois minutes une leçon de regard bien placé, de justesse, comme au temps du bouleversant « C’est déjà ça ».
L’amour finit par reprendre nonchalamment les rênes du disque. L’ami Laurent Voulzy s’invite à la compo, dans un registre country-folk, sur « Irène », regret d’un anonyme pour son Irène perdue, dont il ne reste qu’une photo qui convoque textuellement « l’air lassé » du « Baiser », cet air lassé d’Irène alanguie. La texture sonore des chœurs évoque pour sa part les nappes de claviers qui embrumaient Jim dans sa Chrysler. Plus de presqu’île au soleil couchant, cette fois le décor est western, un train de marchandises qui cavale dans le désert, à moins qu’il ne s’agisse tout simplement d’un TER dans une campagne française, où le spleen se projette vers des horizons moins douloureux. La vie a procédé à un écrémage cruel et ne vaut à nouveau rien. « La vie avec son rouleau », dit la splendide « On s’aimait », aux arrangements superbes, et dont la douceur si touchante, empreinte d’une exceptionnelle sincérité, vient s’échouer sur une fatalité irrémédiable.
« Âme fifties » est ainsi un instrument de mesure de nos peines, tant sociales qu’existentielles. Mais loin de plomber l’ambiance, il insuffle de la chaleur et du réconfort dans les solitudes, le temps de dix chansons d’excellente tenue. Des montagnes algériennes aux gilets jaunes, les époques se succèdent et les ennuis demeurent. On nous Kylie Jenner, on nous Arnaud Lagardère. On nous inflige des Vianney qui nous affligent. Heureusement que parfois, Alain Souchon revient d’entre les maîtres, avec à travers les années le pouvoir constant d’alléger le temps et les âmes. À 75 ans, il « se ramène les cheveux vers l’avant, pour que tout soit un peu comme avant », par-dessus une simili-country à la cool. Mais sa tête, il n’est pas près de la perdre. Et son cœur continue de battre avec la même passion. Alain Souchon, c’est toujours toi, toujours moi. C’est déjà ça.

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le 30 oct. 2019

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