Faire avec son époque peut se révéler difficile. Après avoir apporté les bases d'un rap aux saveurs jazzys et une attitude bon enfant basée sur le fun, A Tribe Called Quest change quelque peu en cette moitié des '90s. La faute à un climat tendu et une posture sévère de plus en plus en vogue dans le milieu.

Sorte de guerre froide entre les côtes de l'Ouest et de l'Est, la rivalité entre ces deux blocs devient importante au fil de la décennie. Au centre de cette supposée tension, deux labels, tous deux contrôlés par une grande gueule et avec chacun une figure de proue. Suge Knight avec 2Pac signé sur Death Row en Californie et Puff Daddy avec The Notorious B.I.G. chez Bad Boys Records à New-York. Les amis devenus frères ennemis, l'opposition entre deux régions et deux styles différents, tous les ingrédients sont réunis pour créer une histoire à rebondissement et un argument de vente en or pour les labels et les artistes qui n'hésiteront pas à en jouer. Dommage que la comédie se terminera en mélodrame avec la mort des deux artistes les plus en vue de l'époque. Mais le flou sur leurs assassinats respectifs vingt ans après continuent encore aujourd'hui d'alimenter les fantasmes les plus fous. Preuve que les légendes ou autres histoires rocambolesques ont encore de beaux jours devant eux.

Quant à savoir ce qu'il en était vraiment de la situation à l'époque, le doute reste permis. Reste qu'en 1996, Q-Tip et ses camarades souhaitent réagir à ce regain de tension, et ce jusque dans leur musique. Preuve d'un chamboulement suffisamment important pour que le trio le plus paisible du hip-hop daigne intervenir.

Mais il n'y a pas qu'à l'extérieur que des changements s'opèrent, au sein même du groupe des modifications amènent à penser à une mutation partielle de leur identité. D'abord, la rencontre entre le leader de Tribe et un jeune producteur natif de Détroit, Jay Dee. Cela marchera tellement bien entre eux que la collaboration entre les deux hommes, mais aussi avec Ali Shaheed Muhammad, le DJ de ATCQ, amènera à la création de The Ummah. Le collectif s'attellera à l'élaboration de la majorité des titres du quatrième album. Jay, aussi appelé J Dilla, aura même la main sur le mix et l'arrangement de certains d'entre eux. Tip profite aussi de la période de pause post-Midnight Marauders pour faire ses armes en composant un titre pour Nas sur son premier effort Illmatic et trois autres pour Mobb Deep sur le célèbre The Infamous. Consequence, son cousin, arrive quant à lui pour montrer son savoir faire derrière le micro lors de l'élaboration de ce nouvel opus, nommé Beats Rhymes and Life. S'il avait déjà du se battre pour avoir une plus grande place au sein du groupe par le passé, Phife Dawg se retrouve une nouvelle fois dans une situation étrange. Avec Q-Tip et Ali soudés avec The Ummah, Consequence qui prend d'un coup beaucoup de temps sur l'album, le deuxième MC se sent de plus en plus seul, créant une atmosphère différente des enregistrements précédents.

Ajouté à cette vision d'un hip-hop qui devient plus agressif, le groupe du Queens ne peut pas rester de marbre. Beats Rhymes and Life est alors à la frontière de la rigueur de The Low End Theory et de la clairvoyance de Midnight Marauders, tout en l'imprégnant d'une noirceur alors inconnue chez le groupe. Un aspect qui se retrouve à la fois dans les productions mais aussi dans les textes. Comme sur "Keep it moving" où Tip répond dans le premier couplet au groupe d'Ice Cube, Westside Connection, qui l'avait critiqué dans leur titre "Cross 'em out and put a K". Le MC a la voix nasillarde leur rétorque qu'il n'avait eu aucune intention de nuire à la côte Ouest et que les californiens feraient mieux de prendre le temps de comprendre les lyrics au lieu de s'emporter si rapidement. "Get a hold" le voit aussi critiquer les autres rappeurs qui ne pensent qu'à travers le prisme de l'argent et ce mode de vie superficiel. Sans paraître non plus trop sérieux, les compères n'hésitent pas à se moquer de leurs homologues gangstas comme avec la fin de "The jam" où ils font semblant de jouer les durs. Mais rien que le titre suivant, "Crew", change de ton. Court morceau sur le leader tombé nez à nez avec son meilleur ami au lit avec sa femme, ce qui amène à une dispute et finalement à des coups de feu. Entendre Q interpréter de telles paroles, se mettre en colère et finir par tirer crée forcément un choc pour l'auditeur habitué à sa rengaine cool et décontracté. Cela ne fait que mettre en évidence la dureté et la violence des propos de certains autres rappeurs. Tandis que "What really goes on" essaie de trouver des réponses et de faire un constat de cette tension entre les deux côtes et ce climat de violence qui laisse pantois les membres du groupe.

Les productions s'en retrouvent changées et donnent une ambiance plus noire et pessimiste qu'accoutumée. "Phony rappers" donne les bases d'entrée avec ces claviers dissonants, bien aidés par les critiques des deux rappeurs sur leurs semblables sans technique et aux rimes faciles. Pareil pour "Separate/Together" ou encore l'égo-trip "The Pressure". Puisqu'il s'agit d'un album d'A Tribe Called Quest, ces sons gardent quand même un groove et un côté étincelant. Beats, Rhymes and Life est à des années lumières de The Infamous par exemple et ces productions accompagnent toujours aussi bien le phrasé de chaque MC. D'ailleurs l'autre partie des morceaux possède une saveur et une couleur musicale bien connue des fans. ATCQ n'a pas décidé de tomber subitement sans réfléchir dans du rap sombre, mais juste de réagir face à une situation préoccupante tout en conservant leur style d'origine. Les samples de jazz sont d'ailleurs toujours de la partie même si plus discrets ("Mind power") tout comme la caisse claire, et des pistes comme "The hop", "The jam" ou le superbe "Word play" sont plus doux que jamais. C'est même sur cet album que le groupe commence à composer des titres plus aptes à plaire au grand public tout en conservant leur patte, comme "1nce again" avec la voix féminine au refrain et le single "Stressed out" qui fait du pied au R'N'B avec Faith Evans. Une évolution qui sera complète avec l'album suivant, The Love Movement, avec ses boucles lumineuses qui glissent sans effort sur un rythme toujours aussi travaillé.

Sorti après l'immense succès de Midnight Marauders et ses ventes aussi rapides qu'importantes, Beats Rhymes and Life est souvent sous-estimé. Connu surtout pour être le disque le plus sombre de la discographie du groupe, ce terme perd tout son sens une fois remis dans son époque. Si A Tribe Called Quest a toujours montré la voie d'un hip-hop joyeux et plein d'humour, il n'en reste pas moins composé de personnalités au message conscient et impliqué. Donner leur avis sur une situation qui les concerne finalement tous à la sortie de leur nouveau travail n'en est que plus respectable. Surtout lorsque c'est fait avec autant de justesse, sans jamais tomber dans la morale grossière ou la naïveté mielleuse. Si avec The Low End Theory le trio avait su montrer de la maturité, il le confirme une fois de plus avec ce nouvel effort plein d'intelligence. Ce n'est pas sa première place au Billboard 200 et au Top R&B, ni sa nomination aux Grammys dans la catégorie Meilleur Album Rap qui diront le contraire. Un beat, des rimes, la vie. Telles sont les armes du groupe dans ce milieu en perpétuel mouvement. Comme le personnage de la pochette, prêt à défendre son art, étendard à la main, tandis que la ville brûle en arrière plan. Si le savoir est une arme, alors ATCQ ne pouvait pas perdre.

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le 11 févr. 2015

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Stijl

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