Colour Green
7.6
Colour Green

Album de Sibylle Baier (2006)

J'aime bien la folk. Aussi douloureux que cela soit à dire, il y a bien un moment où il allait falloir rendre ce fait public. Oserais-je le confesser ? Il y a quelques mois, après l'incroyable découverte de Vashti Bunyan, de Linda Perhacs, de trois chansons de Neil Young (ah pas plus, faut pas déconner, ce mec est trèès ennuyeux), et dans une moindre mesure de Jackson C. Franck, j'ai demandé presque humblement à un castor junior de me montrer la voie. C'est amusant de remarquer qu'aujourd'hui en lieu et place du premier castor c'en est un second qui me répond, certainement involontairement, mais avec un joli touché. Il a les dents longues, si je puis me permettre, mais qu'importe, ça mord.

J'ai écouté les deux albums, n'ai pas détesté son opposant viril (non, je plaisante), intéressant, plus expérimental certainement.
Mais que voulez-vous, j'ai une éternelle tendresse pour le sexe faible. La voix féminine est par nature plusieurs centaines de fois plus disposée à m'émouvoir, à me toucher. Bon, on écarte mon grand amour Fischer-Dieskau, et quelques autres qui n'ont pas grand chose à envier à qui que ce soit (je pense à Deen Martin dans Rio Bravo par exemple), mais sinon, pas de doutes possibles.


« Tonight »

J'ai beaucoup aimé cet album qui commence par une toute petite touche vocale, comme la première touche d'un pointilliste au milieu d'une toile blanche, sur laquelle tout peut s'épanouir : « Tonight ». Un pizz bipartite introductif, délicieusement swingueux avec cet accent sur l'anacrouse se résolvant sur le temps en douceur, et qui contraste d'autant mieux avec le ton à venir, très legato, d'une chanson dans laquelle la demoiselle entretient un rapport au rythme manifestement assez libre.
C'est une immense qualité (que j'admirais déjà chez ma petite Françoise Hardy) que d'arriver à installer une réelle dynamique de dialogue avec le rythme. Au sein d'un temps strié, elle se déplace avec grâce et élégance.
Le passage que l'on a ainsi envie d'écouter en boucle cent cinquante fois c'est celui-ci :

« changed in the lazy chair
and said "what's that sorrow you bear?"
and I could tell him, he understood »

Écoutez, bande d'insensibles au cœur atrophié, avec quelle douceur érotique elle allonge certains mots, le « lazy » dans lequel le « a » contient deux « a » différents, mais surtout le « bear » qui lui répond, avec un effet d'enjambement magnifique qui répond brillamment au précédent !
Effets d'enjambements : le « chair » qui termine grammaticalement la première proposition alors qu'il tombe sur le premier temps musical de la phrase suivante, auquel fait écho la fin de phrase suivante, durant laquelle on a l'effet miroir, le « bear » ne concluant pas la phrase musicale qui va trouver la première pierre de la suivante sur le « could ». Mais au-delà de ces considérations purement analytique, l'effet est simplement à tomber amoureux, et je la vois déjà, avançant sinueusement entre les dunes de sable vers moi, pieds nus et vêtue d'un simple … Euh … Je m'égare. En tout cas sur l’enchaînement « bear-and » j'ai l'impression d'entendre sa langue rouler doucement dans sa bouche pour aller former ce « nd » qui semble revenir de si loin, tiré d'un néant chaotique indéfini constitué de ce passage hors du temps qu'est ce « ear-an », entouré d'un « b » et d'un « nd », entre lesquels tout semble pouvoir arriver, mais qu'un petit coup d'épaule vocal va guider vers la lumière.
L'idée c'est qu'il y a plus de sensualité dans ces trois vers que dans toute l’œuvre de Pierre Louÿs (T. ne passera pas par là, impossible), que le rythme est un amant fougueux qu'elle arrive la plupart du temps à amadouer et qu'elle soumet ici complètement. Une étreinte comme on en reçoit peu.
J'aime beaucoup la façon qu'elle y a de broder autour d'une même phrase par de petites variations. « Tonight, when I came home from work », intonation descendante, intonation montante, pointe de résignation, pointe de défi. Mais surtout le délicieux crescendo qui aboutit sur « We had change of the moon », répété deux fois avec chaque fois plus de détermination. On sent qu'elle y croit, qu'elle veut y croire. C'est assez subtil. Quant au crescendo qu'on trouve juste avant, sur « He gently took my arm, he listened to my tears till dawn », il me touche vraiment beaucoup. Pas tout à fait imperceptible, quelque part je le rapprocherais volontiers de Rhys Chatham : d'une très grande légèreté, encore une fois c'est tellement jankélévitchien, dans ce « je-ne-sais-quoi » et ce « presque-rien » sur lesquels il a fondé toute une philosophie (et la plus belle), toute une pensée (et la plus fauréenne) que je n'arrête pas de me le repasser. Mais ce n'est pas seulement ce si doux crescendo qui me fascine, c'est l'association qu'elle fait avec un procédé de broderie [perdu le mot exact] utilisé à merveille. Vous savez, ce sont ces quelques instants qui ont le pouvoir de me rendre littéralement amoureux, transi, peut-être les plus belles secondes de toute la musique, dans le second mouvement de la huitième symphonie de Beethoven, lorsqu'un thème revient, doublé. Ohh, je défaille rien que d'en parler. Voilà, voilà, c'est ici : http://www.youtube.com/watch?v=IMsgM4fevpM Alors bien sûr le monsieur qui dirige fait preuve d'une lourdeur inhumaine, saccade des phrases qui devraient s'enchaîner avec la plus belle légèreté, se croit dans une des symphonies impaires alors qu'il est dans une paire, crache allègrement sur les principes premiers d'un second mouvement symphonique, etc, mais dans l'idée (et surtout si vous arrivez à trouver la version de Norrington) : vous écoutez ce mouvement, du début. Aux violons 1 il y a un premier thème, puis un second. Vient un développement bien entendu, il se passe des choses, et puis subitement, on entend comme au début, le retour du premier thème des violons annoncé par les vents qui répètent leur note inlassablement. Et en lieu et place du second thème, qu'a-t-on ?? Qu'a-t-on, mesdemoiselles mesdames et messieurs ???!! La foule est en délire, c'est le second thème mais sublimement modifié !! Oui, vous l'avez reconnu !! À 2'12 exactement ! Chaque note est redoublée, et là le cerveau est emporté dans un tourbillon d'amour fou : le pouvoir de la variation thématique, c'est formidable. Enfin quand c'est dirigé par Norrington, parce que là c'est ciselé à la truelle, une honte. Et pourtant j'ai fait toutes les versions youtube, c'est la moins mauvaise.
Mon point est, chers lecteurs (désolé pour la digression), que sur « He gently took my arm, he listened to my tears till dawn », on a un phénomène légèrement similaire. Entre les deux phrases il y a quelques sibylles, euh, syllabes, de différence, qu'elle fait rentrer sur le même temps. Résultat, certaines notes se trouvent redoublées, et, magie de la variation, l'effet est assez sensationnel, d'autant plus sensationnel qu'il obéit au principe fondamental, au principe métamusical si j'ose dire qui veut que tout soit bâti selon cette formule, pas si difficile d'accès, même pour le néophyte : « tension => Détente ». Vous ne le savez peut-être pas, mais tout le système harmonique tonal, toute l'agogique, les sciences dynamiques et rythmiques de la musique tonale sont construites uniquement sur ce principe. Et la tension installée (crescendo + broderie), elle produit la détente en relâchant la pression rythmique sur la fin de « I dedicate this song to you » qu'elle laisse ralentir tout en maintenant un souffle constant afin d'arriver sur « we had change of the moon » encore chargée de l'énergie précédente, le « tonight » s'interposant n'ayant que l'effet d'une brève respiration.

Je crois en avoir assez dit sur cette chanson, et pourtant y'a encore beaucoup à faire, principalement sur cette phrase-refrain, « tonight when I came home from work ». Terminons simplement par dire que comme entrée en matière d'un album, on est pas bien loin de Suzanne, c'est dire.

En plus c'est une chanson de chat pour la liste de Ju, même s'il y tient un tout petit rôle.


Bon, sinon il faut être honnête, il n'y a pas que des qualités là-dedans. Elle a ce que j'appelle bien volontiers mais peu cordialement je le concède le « syndrome opération-de-la-gorge/Joanna Newson » : cette Ô combien fâcheuse tendance à être complètement putassier vocalement en tentant d'être original par un trop plein d'esprit folkeux. D'autres, plus compétant dans ce domaine, appelleront certainement ça autrement. Les symptômes vocaux en sont un maniérisme extrêmement prononcé confinant au misérabilisme, une tendance à l'intonation volontairement fausse poussée à l'excès, une délectation manifeste pour les ruptures intervalliques brutales injustifiées et injustifiables, et enfin un timbre pour lequel j'attends toujours sans succès les suggestions pour trouver, ensemble, un meilleur qualificatif que « dégueulasse ». À noter que Karen Dalton présente aussi cette infirmité.
(C'est Bifle-bifle qui va être content, mais je crois qu'il le sait déjà. Et puis comme ça ça me vaudra quelques non-appréciations des admirateurs de cette greluche qui passeront par ici. Tiens, je remarque que personne partage mon avis sur elle, tant pis).

Fort heureusement, cette petite n'est pas affligée de tous les travers de la greluche précédemment citée. Son timbre de voix est presque propre, déjà. Presque. Puis j'ai bien compris qu'en folk, ces immondices, c'est le style, la classe vers laquelle il faut tendre. Pauvre petite, conserver la plus grande part de son âme se paye d'un prix : une plus faible renommée.


C'est drôle, on est tenté de dire que l'album a aussi quelques sérieux coups de mou, puis on se rappelle qu'un album de folk est composé de différents coups de mou qui s'enchaînent plus ou moins mollement, et que tout l'art de l'organisation d'un album de folk réside très certainement dans la dose de moelleux allouée au passage d'un morceau à un autre. Et là je dois dire qu'on est calmement ballotté de coup de mou en coup de mou, donc j'imagine qu'il n'y a rien à redire de ce côté-ci.
Plus concrètement l'album présente comme tant d'autres de très beaux morceaux et de bien plus disgracieux, mais on lui pardonne finalement assez volontiers, au vu des petites tendresses que sont Tonight, la seconde minute de Remember the day.

Dans « Softly », les comas qu'elle se permet de prendre sur la justesse créent des tensions qu'elle résout en retombant sur ses pattes, c'est parfois particulièrement agréable. Parfois nettement plus pénible.

En plus Sibylle est un nom que par une étrange association d'idées je lie toujours à Bachelard, autant dire que c'était presque gagné d'avance.

Bon je vais m'arrêter là. La morale de cette histoire, c'est que si vous connaissez des chanteuses (chanteurs je suis prêt à essayer, mais mollo) folk ou assimilé qui répondent à un croisement Vashti Bunyan, Sibylle Baier, Linda Perhacs, et non type Joanna Newsom – Karen Dalton (et n'osez pas venir me dire que ça n'a rien à voir !), je suis tout à fait preneur et vous en saurai gré.
Adobtard
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le 30 mai 2013

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