Sibylle Baier est une revenante. Une femme d'une soixantaine d'années, vivant dans une petite ville du Massachusetts. Son premier album vient de sortir. Quatorze chansons enregistrées en Allemagne au début des années 70. En 1973, la jeune et belle Sibylle Baier faisait une apparition dans Alice dans les villes, un des premiers films de Wenders. Une scène de quelques secondes, qu'on ne prendrait pas la peine d'évoquer s'il n'y avait aujourd'hui Colour Green. Malgré les encouragements du milieu artistique dont elle était la muse, Sibylle Baier a préféré s'occuper de ses enfants plutôt que de sa carrière de comédienne ou de ses chansons. Vertigineuse parenthèse temporelle. Comme les pages d'un journal intime, et parce que la beauté n'a pas de prix, ses chansons n'étaient tout simplement pas à vendre. Sibylle Baier s'est ensuite installée aux Etats-Unis, un peu hippie, emportant avec elle les bandes de ses chansons. En 2004, pour un anniversaire, Robbie, le fils de Sibylle, offre à sa mère un CD sur lequel il a transféré les vieilles chansons. Le CD circule un peu, et se retrouve chez un petit éditeur. L'histoire est très belle, la chanteuse aussi, mais pas autant que les chansons de Colour Green. Ce disque est totalement addictif. Drogue douce et pure, extase froide. Chansons crève-cœur, dépression de jeunesse, sourire en coin, ça va passer ? oui, mais quand ? Ame douce et lasse, Sibylle Baier chante comme un ange déchu, dévasté, une sirène prise dans les glaces d'une neurasthénie de première classe. Des chansons éblouissantes de noirceur. Ce disque en noir et blanc est unique en son genre. Il semble contenir toutes les déceptions, toutes les attentes d'une jeune femme alors plus douée pour la chanson que pour la vie. Quelle était la peine de cette jeune Allemande ? Pourquoi ses chansons étaient-elles si tristes ? Etait-ce de savoir que trente ans de silence les attendaient ? Qui, aujourd'hui, préférerait la beauté de l'art à son commerce ? Pourquoi l'écriture de Sibylle Baier est-elle si moderne ? Chanteuse médium, musique de chambre d'écho, avec une langueur d'avance. Elle ne sait pas pourquoi elle chantait toujours en anglais. Mais elle sait bien pourquoi ses chansons sont en quelque sorte éternelles : Elles étaient totalement honnêtes, pures, sans intention, sans calcul.? Paysagiste et artiste amateur, Sibylle Baier a fait sa vie aux Etats-Unis, continuant à composer des chansons sans les enregistrer. Je suis prête à faire un autre disque , déclare-t-elle. On l'attendra de pied ferme, jusqu'en 2040 s'il le faut.(Inrocks)