Computerwelt
7.7
Computerwelt

Album de Kraftwerk (1981)

Sorti en 1981, alors que de nombreux musiciens commençaient à menacer l'avance de Kraftwerk en termes purement techniques, "Computerwelt" (ou "Computer World") est la preuve que le groupe avait bien d'autres choses à offrir que de simples prouesses sonores : un album plus politiquement engagé que jamais, des mélodies indémodables, des thèmes de société visionnaires et rarement exprimés avec autant d'intelligence, de nuance et de concision par un groupe électro, et des chansons ... touchantes.

On a souvent dit que Computerwelt faisait plus de faveurs à la musique "commerciale" que ses prédécesseurs, ce en quoi je ne suis pas tout à fait d'accord. D'une part, parce que les prises de risques ne sont pas moindres, Kraftwerk continuant à explorer de nouvelles voies musicales dans chaque musique; et d'autre part parce qu'il est difficile d'isoler certains morceaux de l'ensemble, comme si nous avions juste affaire à une succession de tubes. Au demeurant, il n'y a pas moins de chansons "accessibles" sur "Die Mensch-Maschine" - au contraire! La seule chanson sur Computerwelt qui aurait pu faire un tabac à la radio, c'est "Computer Love". Si tournant il y a eu dans la carrière de Kraftwerk, je crois qu'il a été pris à la fin des années 70, et non dans les années 80. En revanche, l'audience, elle, avait bel et bien changé : au moment où l'album est sorti, commençait à fleurir la génération de la synthpop et des Nouveaux Romantiques (non, rien à voir avec la chanson de Karen Chéryl), et par conséquent le groupe allemand n'était plus l'ovni musical qu'il avait été. Il s'inscrivait mieux dans son époque.

Tournons-nous à présent vers les paroles elles-mêmes. Computerwelt est-il une célébration de la technologie, comme on le dit parfois? Hum. Il me semble que l'attitude de Kraftwerk vis-à-vis des avancées techniques a toujours été à double tranchant. Rien n'est omis des bouleversements qu'elles entraînent, y compris dans leurs aspects négatifs. "Die Mensch-Maschine" relevait peut-être davantage de la célébration que de la critique, mettant en valeur la fascination qu'exerçaient en leurs premières années les vaisseaux spatiaux, les robots en tous genres, les néons ... "Computer World" ne se penche pas sur les machines elles-mêmes, ce n'est plus un simple "parti pris des choses" : la question est celle des conséquences de la technique dans nos vies. Et là, le constat est différent.

Dans "Computer world", par exemple, Ralf Hütter est d'une très grande lucidité vis-à-vis des interactions entre la finance, la politique, la sécurité et la masse d'informations électroniques générées dans des mondes interconnectés. Ceci à travers un contrepoint très explicite (peut-être trop?) : "Interpol and Deutsche Bank/FBI and Scotland Yard" // "Business, numbers, money, people". Il n'était pas de meilleur moyen d'ouvrir un album qui se révèle vite ambigu : les machines sont un prolongement de nous mêmes, certes, et elles nous permettent à certains égards de nous affirmer. Mais en même temps, paradoxalement, elles peuvent impliquer une atteinte perpétuelle et pernicieuse à notre vie privée.

Écoutons encore "Pocket Calculator" : "I'm the operator with my pocket calculator" sonne un peu ironique : est-ce que la technologie ne nous procure pas l'impression illusoire de pouvoir tout contrôler comme des petits tyrans, alors que nous exerçons notre "autorité" ... sur des gadgets? La chanson est très ambiguë: " I am adding and subtracting / I'm controlling and composing / By pressing down a special key, it plays a little melody", semble souligner à la fois l'opportunité immense que représente l'électro dans la création (tout en annonçant de nouveaux types d'artistes à venir), et dénoncer la facilité trompeuse qu'elle induit. Est-ce qu'on crée une chanson simplement en ajoutant et retranchant, par exemple ?

Assez discuté socio, je voudrais aborder dans un dernier point quelque chose qui me tient à coeur : le caractère émouvant de certaines chansons ... Les Kraftwerk sont-ils ces froids robots germaniques (pour reprendre ce cliché, hélas, facile) sans égards pour notre vie sentimentale ? Ma réponse serait tout simplement d'écouter "Computer Liebe" (ou "Computer Love"). Une musique spatieuse, lumineuse, dont la mélodie est simple et entraînante - ce qui ne revient pas à dire que ce morceau est "simpliste" : le son est magnifiquement travaillé et agencé, les différents motifs et "couches" se succèdant, se superposant ou s'embrassant à merveille. Les paroles éclairent avec au moins 15 ans d'avance l'"ultra-moderne solitude" (comme dirait Souchon) à laquelle la technologie ne peut mettre un terme, malgré toutes ses promesses (et bien sûr, nous devons être nombreux à réinterpréter la chanson à la lumière du développement des sites de rencontre ...). Et la voix vulnérable qui entonne le refrain ... "Computer love" ... D'autant plus émouvante en anglais, à cause de l'accent du chanteur (ben oui, c'est cliché, mais les accents, parce qu'ils sont en décalage avec la prononciation standard, peuvent renforcer l'impression de fragilité, et donc d'humanité dans une chanson. On le rappelle rarement, mais l'accent allemand de Ralft Hütter est important, notamment parce qu'il apporte cette imperfection "salvatrice" dont les gens déplorent souvent l'absence chez Kraftwerk).

Un album qui n'a donc pas vieilli, et qui continue à interroger et émouvoir. Kraftwerk n'est pas un groupe mythique pour rien. Il a sa patte et ses principes, tel que celui d'explorer le potentiel de différentes langues dans des chansons où elles sont mêlées ou confrontées (voire traduites, puisque le groupe a très souvent enregistré des versions de ses morceaux en plusieurs langues), offrant une vision de la musique qui n'est ni étroitement nationale, ni calquée sur les standards pseudos-internationaux. C'est une musique qui fait ce qu'elle peut de la richesse humaine, et du reste le thème des machines ne saurait nous faire oublier que c'est notre reflet, parfois amplifié, qu'elles renvoient. Rien de ce qui concerne les machines ne nous est étranger ! Peut-être la musique de Kraftwerk nous rappelle-t-elle combien il est artificiel de penser la machine sans penser l'homme. En plus de parler mieux que quiconque de cette vie que nous vivons à travers les ordinateurs et les mp3, dans les voitures et les TGV, sur les vélos, au téléphone, dans une communauté virtuelle et dans la solitude. Ce qui est bizarre, de la part de robots.
Cathyfou
8
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le 30 mai 2014

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