Critique datant de 2006, légèrement remaniée


C'est en 1984 que le groupe Ultramagnetic MC's se forme, dans le Bronx, il se compose de Kool Keith (MC/producteur), Ced Gee (MC/producteur), TR Luv (producteur) & DJ Moe Luv (DJ). Ils enregistrent quelques titres comme "Space Groove" ou "Something Else", et leur premier single "To Give You Love b/w Make You Shake" ce ne sont certainement pas les instrus qui frappent, pas mauvaises, mais loin d'être extraordinaires, mais plutôt les deux MCs derrière le micro : Ced Gee et Kool Keith. La même année sortira le single "Ego Trippin'" (que l'on retrouve sur l'album, mais dans une version plus courte, des couplets et un mix qui passent à la trappe), une bonne claque, avec un très bon beat confectionné par Ced Gee, des scratchs de Moe Luv et deux MCs au top, le flow de Kool Keith brille sur cette track. En 1987 sort le single "Funky b/w Mentally Mad" (les fans de Tupac y reconnaîtront un sample devenu célèbre dans la première track, que l'on retrouve remixé sur l'album). C'est donc après ces trois singles que le groupe sort son premier album, l'année suivante : Critical Beatdwon, sur le label Next Plateau (label plus connu à l'époque pour ses sorties disco).


Les productions sont toutes assurées par le groupe. Pour rappel Ced Gee est un producteur de renom dans la Hip-Hop à l'époque. Il a participé notamment au classique Criminal Minded (1987, B-Boy Records), à l'album Soul Sisters (1988, MCA, de Finesse & Synquis) ou encore l'album du Tuff Crew Phanjam (1987, So Def Records) ou enfin avec des DJ comme Grandmaster Caz, Funkmaster Wizard Wiz ou Captain G. Whiz (membre d'Heavy D. & The Boyz). Au niveau samples, c'est la musique Soul qui prédomine, on retrouve de très grand noms : James Brown, The JB's, Meters, Jackie Robinson... il y a aussi du jazz ou du rock. Et c'est bien l'utilisation de ces samples qui fait une des grandes originalités de cette galette à l'époque, le sampler est utilisé comme un instrument à part entière, la combinaison de plusieurs samples pour faire quelque chose de complètement nouveau, le titre "Ease Back" en est le parfait exemple. Les beats sont aussi travaillés, celui d'"Ain't It Good To You" est assez impressionnant, stressant, énergique, comme celui de "When I Burn". De son côté Moe Luv utilise les platines plus pour l'instrument en lui-même que les cuts qu'il scratch, ceci participant à faire avancer la discipline du simple DJin' vers le turntablism, à l'époque.


Niveau thèmes évoqués on a principalement des ego trip et des diss (les deux se mélangeant la plupart du temps), ne nommant pas directement les MCs. Pour deviner à qui ils s'adressent il faut : soit faire attention aux références dans les lyrics, sur "Ego Trippin' [MC Ultra Remix]" ils s'en prennent par exemple à Run-D.M.C. (« Say what, Peter Piper? To hell with childish rhymes! ») ; soit avoir vu les clips, sur celui de "Travelling At The Speed Of Thought" on peut voir apparaître Cool Moe Wack, Slick Wick Wack et LL Cool Wack.
L'écriture de Keith est très riche, il ne se contente pas d'utiliser des mots déjà usés quand il peut en utiliser d'autres plus rares, frais ou neuf (dans le rap), ce qui lui permet d'exprimer la même idée que d'autres mais en plus de l'approfondir ou la développer, et donc de cette façon renouveler le style abordé. Sur "Ain't It Good To You" : « Watch the movie, your brain will be the star/ Thoughtless, when I take you far/ to the galaxy, and leave your domepiece/ in the hemisphere, now you're lost on Jupiter/ Your brain revolves around, you get stupider/ Tryin to think, where you're goin/ On other planets, rhymes are flowin/ through the Milky Way, quicker than warp speed/ Brains I feed with heatable rays/ Ain't it good to you?/ ».
L'écriture et les rimes de Ced Gee sont moins abstraites, plus sages parfois : « Hello! I'm back again/ It's Ced Gee, the champion/ of knowledge and wisdom over all topics/ I'm the chief, the general prophet/ Topping, all the ducks who are delerious/ about rhymin, I'm more serious/ Like this, with twists as changes/ I took time, and rearranged this/ style like how versatile you ask me now wow/ » (sur "Feelin' It [Remix]").
On retrouve aussi pas mal de punch lines devenues cultes et reprises par de nombreux rappeurs ou autres, sur cet album, comme « I made it like that/ I bought it like that, I'm living like that/ For you wack MC's/ » d'"Ease Back" qui a été samplé par Nas sur "Take It In Hood", le « For you wack MC's/ » aussi, seul, ou encore le « Change my pitch up/ Smack my bitch up/ » de "Give The Drummer Some" mondialement par le titre "Smack My Bitch Up" de The Prodigy (1997, XL Recordings).
En fait dans la catégorie des duos Hip-Hop ils ont une place de choix, ils se complètent l'un l'autre. Tel Dr. Jekyll & Mr. Hyde (le double personnage créé par Robert Louis Stevenson et non le groupe de rap), Ced Gee est plutôt le scientifique (il l'affirme d'ailleurs sur "Ego Trippin' [MC's Ultra Remix]") et Kool Keith est le fou (d'ailleurs ancien patient des hôpitaux Creedmore et Bellevue), l'électron libre. Et cela est renforcé par leur flow. Kool Keith par son delivery se joue de la rythmique tout en flirtant avec celle-ci, faisant de lui déjà un maitre du off-beat (comme sur "Break North"), toujours en décalage, toujours sur la mesure, toujours dans un autre espace-temps. Ced Gee lui est plus conventionnel pour l'époque, un flow assez haché, très ordonné, cela peut dérouter (surtout à notre époque), mais finalement il colle parfaitement à l'univers du disque. L'équilibre est parfait.


Le côté décalé du groupe se retrouve donc tout au long du disque, et ce dès le début où ils nous demandent de les regarder ("Watch Me Now"), chose tout à fait en désaccord avec le principe même d'un disque ; jusqu'à la pochette de l'album, où on les voit poser avec un style faisant plutôt référence à l'argent, les fringues de TR Luv et DJ Moe Luv ressemblant beaucoup à celle d'Eric B. & Rakim sur Paid In Full (de l'année précédente). Sauf que contrairement à Eric B. & Rakim, le fond n'est pas des billets verts, une voiture ou autre signe extérieur de richesse, mais un terrain vague et un mur en brique rouge noircit par le temps.


L'album ne rencontra pas un franc succès dès sa sortie, malgré de très bonnes critiques. Il ne jouit donc pas de la même aura que d'autres albums emblématiques de l'époque, mais touche du doigt pourtant une certaine perfection. Au final cet album n'est pas seulement l'album qui a introduit Kool Keith sur la scène rap, ce serait beaucoup trop réducteur et surtout erroné. En effet on y découvre la personnalité dérangé de Kool Keith, mais Ced Gee y fait très bonne figure et n'a rien à envier à Keith, de plus il se charge des productions et cet album est musicalement très intéressant et innove. Quant à l'homme derrière les platines, il effectue un très gros travail digne des meilleurs de l'époque. TR Love tient d'ailleurs ses propos : « Quand le rap a débuté, chaque groupe avait sa technique et son style personnel. Les Furious Five avaient leur style, Treacherous Three avaient le leur. Tout le monde innovait. » (extrait du livre "The New Beats" de S.H. Fernando Jr. édition Kargo, 2000) et les Ultramagnetic MC’s ont innové et fait évolué le Hip-Hop, d'ailleurs cet album aurait influencé la production de It Takes A Nation Of Millions To Hold Us Back de l'aveu d'Eric "Vietnam" Sadler [je n'ai pas noté la source à l'époque, de mémoire : une interview sur le web, ou le livre précédemment cité].

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le 28 mars 2016

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Suvann

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