Curtains
7.7
Curtains

Album de John Frusciante (2004)

2004 : L'Odyssée de Frusciante (6/6)

En juin 2004, John Frusciante sort son sixième album studio en solo, déjà le deuxième de cette seule année. Il annonce par la même occasion que ce disque n’est que le premier d’une saga de 6 albums en tout, enregistrés de décembre 2003 à mai 2004, durant la pause post-By The Way Tour des Red Hot Chili Peppers. Le dernier paraîtra début 2005, parachevant la période la plus faste de la carrière de Frusciante.



« My objective was to record as many songs as I could during the break that I had from the Chili Peppers tour. In the midst of doing that, I was writing some of my best songs, so some of these albums have as many new songs as old songs. It was definitely the most productive time of my life. »



A lire avant : (1) (2) (3) (4) (5)



Chapitre 6 : Curtains



A l’aube de l’épilogue de la saga Frusciante, il est impossible de prévoir son issue. Au long des cinq premiers chapitres, John nous a invité dans un voyage tumultueux au cœur de sa sphère musicale, nous balançant entre songwriting et expérimental, ne cessant de briser le rythme d’album en album. Le dernier des six ne déroge pas à la règle ; au sortir de sa collaboration électro avec Josh Klinghoffer, Frusciante débranche les synthétiseurs et prend un ultime virage à angle droit. Pourtant enregistré un mois seulement après A Sphere in the Heart of Silence, ce dernier épisode sera son antithèse : un album acoustique.



« It’s a personal and special album. It has a very warm sound. In that sense, I guess it’s the most perfect album that I’ve ever made. Yeah, at the moment, Inside of Emptiness and Curtains are my favourite albums. »



Le ton est donné. Curtains sort finalement officiellement le 1er février 2005, légèrement plus tard que prévu ; un retard que l’on pourrait presque imputer au caractère si spécial de ce dernier disque, qui ne fait rien comme les autres et pourtant les résume tous. A commencer par son line-up inédit : la batterie est assurée par Carla Azar (Autolux, et plus tard Jack White), et on retrouve Omar Rodriguez-Lopez (Mars Volta) sur certaines parties de guitare. John Frusciante, seul maître à bord, s’occupe de tous les autres instruments, excepté l’occasionnelle contrebasse.


Pas de Josh Klinghoffer donc, un petit événement qui achève d’inscrire Curtains comme un album à part avant même ses premières notes. Enregistré dans le salon de John à Los Angeles, le disque s’inscrit plus que jamais dans la logique de spontanéité de ses prédécesseurs, s’imposant comme l’aboutissement de cette fabuleuse saga de 2004. Et pourtant on lui devine dès son introduction un parfum inédit, comme si John Frusciante tenait personnellement à nous inviter à vivre cette dernière aventure. One, two, three, four…



« It was just me sitting on a pillow on my living room floor with my back leaning against the couch. »



L’album ouvre sur The Past Recedes, dont les premiers mots nous renvoient délicieusement aux indices disséminés sur le vinyle du DC EP. On se sent immédiatement chez soi, chez lui, avec cette impression de dualité si étrange d’un morceau qu’on semble à la fois connaître par cœur et découvrir pour la première fois. C’est sans le moindre doute l’une des plus belles compositions de John Frusciante, côtoyant la perfection des premiers aux derniers accords. Lui-même se félicite et s’étonne presque d’être parvenu à exprimer tant de choses à travers une chanson à la structure harmonique extrêmement simple (on retrouve notamment les mêmes accords que sur I’m Around).



« I’ve been really excited about that recently – using familiar chords and even familiar progressions, but using them in ways that are so in tune with the current of life that the resulting song has a deep emotional feeling ot it. […] I still us unusual chords here and there, but I’ve regained an excitement for the possibilities that can happen with just an A minor, a D minor, a D and a C. […] A few most basic words in the language might be the most meaningful things someone can hear, and it’s the same with basic chords. »



Pas de meilleure manière de résumer ce premier titre époustouflant, si ce n’est en allant déguster ses paroles, elles aussi parmi les plus belles réussites de la saga toute entière. Au terme de The Past Recedes, seule chanson de la série d’albums ayant fait l’objet d’un clip, on se sent déjà exactement là où John voulait nous emmener : à ses côtés, dans la candeur apaisante d’un salon transformé en studio improvisé, complètement désarmé. Et il reste dix titres.



« Ay, this business of how long we try to stay alive – why?
To be here you’ve first got to die, so I gave it a try
And what do you know? Time was so long ago… »
- The Past Recedes



Curtains respire la spontanéité, comme si les chansons avaient été mises en boîte à peine écrites. A vrai dire, c’est presque le cas : les arrangements instrumentaux sont très simples, la guitare électrique ne faisant que de brèves apparitions. L’album a d’ailleurs été enregistré sur un huit pistes – comme Electric Ladyland ou In the Court of the Crimson King, comme aime à le rappeler Frusciante – ce qui laisse très peu de place aux fioritures. On ne change pas une équipe qui gagne.


Mais la performance va encore plus loin : la majorité des chansons sont enregistrées sans prise séparée pour la voix (*), ce qui renforce la sensation de ‘live’, comme si John jouait les morceaux devant nous. Cerise sur le gâteau : il n’a utilisé aucun métronome. Dans un écho à la genèse de cette saga, vue en un sens comme un hommage aux défauts inhérents à la performance humaine, Frusciante explique :



« I have a very good sense of time. If I speed up or slow down, it’s usually because I mean to. I’m not saying that my tempo didn’t fluctuate when I was recording Curtains; when the bass player and drummer did their overdubs they had to memorise the spots where the tempo sped up or slowed down. But to me, that just sounded really good. That’s the part of the music where the human being really exists. I really don’t like recordings that are absolutely perfect. »



Dans ses imperfections, Curtains tutoie pourtant le divin. La tension dramatique atteint des sommets inattendus pour un album acoustique de prime abord si détendu, insouciant. L’ambiance est presque inquiétante sur Control, et Your Warning est une petite merveille dont la funeste poésie nous percute de plein fouet (« What’s it called when your married, and you’ve fallen out of love? »). Pas une fois un sentiment de redondance ne s’installe, et on se laisse égarer par l’atmosphère organique de l’album.


La tracklist est parfaitement rythmée, sachant s’appuyer avec opportunisme sur des titres plus courts qu’à l’accoutumée. Lever Pulled et Hope s’imposent en cela comme des piliers de l’album, cette dernière nous emmenant dériver au large, bercés par la houle ; une fois n’est pas coutume, les textes de Curtains sont son arme la plus redoutable, toujours en osmose parfaite avec leur support instrumental.



« Lost at sea, we're lost at sea
I wouldn't know my face if you all were me
All we have is all we see
There is no more hope, there are no dreams »
- Hope



Faisant plus que jamais fi des structures canoniques du genre, dans un affranchissement avoué des carcans que lui impose la machine Red Hot Chili Peppers, John Frusciante livre des compositions libérées et libératrices. Son plus bel exemple en est certainement Anne, une pièce maîtresse de la discographie de l’artiste : une progression linéaire à la construction méandrique débouchant sur l’un des moments les plus intenses de l’album quand les guitares d’Omar et John s’unissent pour un climax à couper le souffle. Ce voyage court mais intense s’achève sur l’une des plus belles lignes de Curtains :



« Now these are the times I was scared of
These are the fates I pushed out of the way
Now they’ve come back here to haunt me
It’s plain to see who the winner and loser will be »
- Anne



Chaque titre vient un peu plus donner vie à un album qui aura à lui seul fourni plusieurs des meilleurs morceaux jamais écrits par le prolifique guitariste. L’un d’eux est Time Tonight, le plus calme du disque, époustouflant de poésie et qui vient nous déchirer le cœur dans ses derniers vers : « Why is there noone in my life ? / Time, there’s no time tonight ». Une hypnotique piste de guitare jouée à l’envers vient conclure avec justesse ce moment de plénitude dans un écho à The Will to Death.


Ces instants hors du temps sont certainement la raison pour laquelle Curtains est parfois considéré comme la vraie apogée de la folle saga de l’année 2004. L’album n’a peut-être pas la fougue brute d’Inside of Emptiness, l’homogénéité de DC ou l’audace sauvage d’Automatic Writing ; mais c’est sans doute le disque le plus sincère de John Frusciante, celui qui nous emmène à la fois si proche de lui et si loin de tout, au plus haut des cieux.



« Ascending endlessly and I don’t even have to try »
- Ascension



La plus belle période artistique de la carrière de John Frusciante n’aurait pas pu connaître meilleure conclusion que Curtains. Ce dernier disque représente tout ce qu’il voulait atteindre en se lançant ce pari fou de sortir six albums en six mois ; la magnification de la spontanéité dans la création artistique. Une synthèse aussi parfaite qu’imparfaite de ce voyage inoubliable commencé avec The Will to Death et qui aura donné naissance à ce que John aura fait de mieux à bien des niveaux. Comme un clin d’œil, le deuxième easter egg du DC EP (« I never see you ») n’est autre que l’ultime ligne de Leap Your Bar, dernière phrase du dernier chapitre de l’odyssée de John Frusciante, qui s’achève à son paroxysme. Un rêve éveillé.



« I’ll always remember these 6 months as the first time in my life that I ever felt like I was one with my dreams. »
- John Frusciante



À Bat.


Sources : invisible-movement.net


(*) A l’exception de Hope et Time Tonight.

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le 29 août 2016

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Jambond

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