A l'image de son leader Al Jourgensen, Ministry aura connu au cours de son existence moult mutations. De la new wave des débuts, à la transition EBM, jusqu'à l'émergence du metal industriel dont la formation fut l'un des fondateurs, l'histoire du groupe peut se définir par cycle. Après le séminal The Land of Rape and Honey (1988), et sa séquelle The Mind Is a Terrible Thing to Taste l'année suivante, Psalm 69: The Way to Succeed & the Way to Suck Eggs (1992) marqua pour Ministry, devenu entre temps entité bicéphale depuis l'arrivée du bassiste Paul Barker en 1986, la fin de leur premier cycle industriel. Disque de platine aux États-Unis, le disque concrétisait la montée en puissance métallique de ces freaks, en leur ouvrant les portes d'une reconnaissance publique paradoxalement opposée aux usages en cours. Fort de ce succès et de la récente popularité du genre au milieu des années 90, avec en point d'orgue The Downward Spiral (1994) de Nine Inch Nails, le nouveau disque devait asseoir un peu plus la notoriété du duo. Mais peu enclin à se répéter, la paire prit sinon le contrepied, du moins s'éloigna suffisamment de la formule gagnante de 1992 pour en refroidir plus d'un.


Janvier 1996, Ministry brisait enfin le silence avec Filth Pig. Quatre longues années d'attente et de retard qui permirent finalement au groupe de rabattre les cartes et débuter une nouvelle trilogie, qui se conclura par le départ de Barker en 2003 après l'album Animositisomina et leur Fornicatour. Trois albums qui furent dans leur ensemble mal perçus et conjointement sous-estimés par la critique et le public. Deuxième volet de ce cycle maudit et dernier album studio pour Warner Bros, l'ironique Dark Side of the Spoon s'inscrivait dans la lignée de son prédécesseur sorti trois ans plus tôt, un metal industriel organique jouant désormais à élargir la palette de ses influences.


Aux nostalgiques qui espéraient un retour à l'esprit originel, les iconoclastes Jourgensen et Barker répondirent par un demi-écran de fumée nommé Supermanic Soul. Chanson introductive de l'album, si celle-ci confirmait l'abandon des samples cinématographiques qui furent l'une des marques de fabrique des jeunes années industrielles de Ministry, son rythme martial martelé ad lib. par la batterie de Rey Washam et ses guitares abrasives pouvaient laisser croire que les dérives de Filth Pig n'étaient qu'une erreur de parcours. Or fausse piste à l'écoute Whip and Chain et ses synthétiseurs hypnotiques. Certes, le single Bad Blood créait encore un temps l'illusion d'une musique portée davantage vers une rare efficacité, sa place dans la bande originale de Matrix pouvant confirmer cela. Toutefois la suite allait contredire cet élan.


Ainsi Dark Side of the Spoon est sans conteste le disque le plus expérimental de la paire étasunienne. 1988 avait posé les fondations et défini durablement les bases du genre ; en 1999, l'album à la cuillère en redéfinit les contours, quitte à en faire exploser certaines limites, le duo signant ici l'architecture sonore idéale pour mettre en forme leur désir d'ouverture. Grand amateur de jazz et de country (Hank Williams et Buck Owens en particulier), Jourgensen fit côtoyer dans son usine électrique : swing bop sur Step, banjo désincarné et saxophone hanté dans Nursing Home, et enfin avant-garde jazz avec un solo de saxophone, emprunté à l'une des créations du grand Charles Mingus, sur l'instrumental 10 / 10 qui conclut magistralement ce croisement supposé contre nature. Le contenu hétéroclite d'un tel disque aurait dès lors pu faire craindre un manque d'homogénéité. Crainte vite écartée à l'écoute de la production des deux têtes pensantes, jamais Ministry n'aura proposé un son aussi ample et des chansons aussi profondes.


Dédicacé à la mémoire du guitariste William Tucker, ancien guitariste de la formation durant le Mind Tour, Dark Side of the Spoon mérite amplement une réévaluation.


http://www.therockyhorrorcriticshow.com/2014/09/dark-side-of-spoon-ministry-1999.html

Claire-Magenta
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le 28 sept. 2014

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