Devotion
7
Devotion

Album de Jessie Ware (2012)

Élégance en apesanteur : quand la pop murmure avec grâce

Jessie Ware, avec Devotion, signe un premier album qui n’élève pas la voix, mais qui élève l’âme. En 2012, dans un paysage pop largement dominé par les effets spectaculaires, l’hyperproduction et la recherche immédiate du tube, elle fait le choix courageux de la subtilité. Devotion est un disque qui murmure là où d’autres crient, qui séduit par sa retenue, et qui propose une écoute immersive, enveloppante. Un souffle de fraîcheur feutrée dans un monde souvent saturé.


Ce qui marque d’emblée, c’est la dimension référentielle, mais jamais mimétique, de l’univers que Jessie Ware construit. Son chant, posé, sophistiqué, évoque immédiatement Sade, dont la capacité à distiller une sensualité tranquille, presque impassible, trouve ici un écho évident. Comme Sade, Ware fait le choix de la classe plus que du spectaculaire. Mais on peut également penser à Tracey Thorn (Everything But The Girl), notamment dans cette manière de faire passer beaucoup d’émotion avec très peu d’effets vocaux — un chant droit, contrôlé, mais jamais froid.


Il y a aussi, en filigrane, des influences plus modernes : SBTRKT et James Blake, par exemple, dont les approches électroniques, dépouillées et émotionnellement chargées, semblent avoir nourri l’esthétique de Ware. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Jessie Ware a initialement été remarquée pour ses collaborations avec des figures de la scène UK bass et post-dubstep, comme SBTRKT (Nervous) ou Joker. Devotion prolonge cette veine en y injectant une touche soul sophistiquée, voire néo-romantique.


Des titres comme Running, Sweet Talk ou encore Wildest Moments montrent l’étendue de ses inspirations, mais aussi sa capacité à les synthétiser dans une forme profondément personnelle. Running, par exemple, pourrait presque sortir d’un album de Annie Lennox, tant il dégage une noblesse dans l'interprétation, tandis que Wildest Moments flirte avec la puissance émotionnelle d’une Florence Welch — mais sans jamais céder au grandiloquent.


Musicalement, l’album repose sur une production léchée et aérée, souvent signée Julio Bashmore et Dave Okumu, qui cultivent une forme d’épure : des beats discrets, des nappes éthérées, une basse chaude, une réverbération bien dosée. C’est une production qui respire, qui laisse la voix de Ware s’exprimer avec tout l’espace nécessaire. Il y a quelque chose de très "British" dans cette manière de mêler électronique et émotion, un héritage direct de la soul anglaise et de la scène trip-hop des années 1990 — on pense parfois à Portishead, mais en version plus lumineuse.


Ce qui m’a particulièrement touché, c’est la capacité de Ware à évoquer l’intime sans tomber dans l’exhibition. Les textes parlent d’amour, de doute, de désir, mais sans jamais surligner. Elle suggère plus qu’elle n’explique, et cette pudeur donne au disque une force d’identification étonnante : on y projette nos propres émotions.


Bien sûr, tout n’est pas parfait. La deuxième moitié de l’album, bien qu’élégante, perd un peu de son intensité émotionnelle. Certains morceaux se fondent un peu les uns dans les autres, manquant de l’impact immédiat de titres comme 110% ou Night Light. Mais là encore, c’est un choix artistique cohérent : Devotion ne cherche pas à empiler les singles, il cherche à créer une atmosphère — et il y parvient remarquablement.


En résumé, Devotion est une entrée en matière remarquable, à la fois audacieuse et maîtrisée. Jessie Ware y impose une signature vocale et esthétique singulière, à la croisée de la soul moderne, de la pop élégante et de l’electronica subtile. C’est un album qui ne cherche pas la lumière des projecteurs, mais qui éclaire doucement, durablement. Une œuvre qui mérite pleinement ce 8.5/10 : parce qu’elle ne cherche pas à plaire à tout prix, mais qu’elle touche par sa sincérité, sa délicatesse, et sa grâce en suspension.


CriticMaster
8
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le 9 avr. 2025

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