Didn’t It Rain
7.8
Didn’t It Rain

Album de Songs: Ohia (2002)


De la désintégration, et comment la contenir.



Dire encore, répéter, retrouver la ritournelle brisée dans ses phrases. On est parti de loin, pourtant, on est parti de loin oui. Il a fallu, ça s’est dit, réinsuffler un peu de fureur, dans tout ça. Quitter les tropiques fantômes, abominable errance sans lueur, opacité complète, opalescence critique, trempée de noir, et que de noir. Il fallait donc tonner. Dire encore, rabâcher, mais plus que. Aussi, marcher loin, loin. Il aura fallu un détour, ce détour par l’Italie, le refuge du Barchessone Vecchio pour que gronde les tigresses qui habitaient encore Jason Molina, alors.


Dire toujours, crier même ; Nobody Tries that Hard Anymore, ou It Won’t be Easy. Quelques chansons du fond des tiroirs, jamais sorties vraiment, jamais enregistrées nettement, mais pourtant révélatrices d’un état d’esprit - pas d’un état d’esprit, même, d’une façon d’être. D’avoir tonné. Il faut entendre les décharges de cet enregistrement live, ce qui apparut « comme un fantôme », pour saisir les rages qui peuvent habiter certains êtres au plus bas, la griffe de l’animal blessé.


On réinventerait toute une mythologie à Songs : Ohia, surtout à son chanteur, la tête pensante de Molina. On songerait à des enregistrements dans la pluie, en rase campagne, de nuit ; on raconterait des lentes excursions solitaires, à cloper tout du long, ou des ivresse monumentales et grandioses. Il serait inventé une ou deux relations déchirantes. Mais ce n’est même pas la peine, il y a déjà tant à prendre. Il suffirait de ça : il serait rappelé alors les significations derrière certains noms, Ohia déjà bien sûr, le rapport à l’arbre d’Hawaï et aux racines de l’Ohio - ce ne sont pas les arbres qu’on verra photographiés sur quelques pochettes plus tard, ce sont des arbres et fleurs parlant déjà d’Amours tristes : ʻŌhiʻa lehua. Il faudra faire place, oser chanter le désespoir, les douleurs, pour un peu s’en défaire, laisser traîner derrière et se débarrasser.


Du temps, du temps, et s’efforcer à creuser le sillon du bout des doigts et de la guitare, au fil de la voix. Ainsi imprégné de tout un fardeau, de mille choses perdues, et peut-être tout brûlant de l’essence des malheureux, de ceux qui n’ont rien à perdre (ou peut-être plus honnêtement de ce carburant qu’il faut brûler prudemment, porté par chaque battement de cœur), Molina souhaite offrir une dernière saccade sous cette formation (ce sera dit plus tard : Didn’t it Rain comme dernier album envisagé sous le nom de Songs : Ohia, qui vient conclure ; on est déjà au-delà avec la pochette à la chouette blanche, c’est déjà un autre versant - on n’y est pas encore).
Pour tout cela, il faut s’escrimer, il faut avertir, il faut faire geste. N'importe.



Trancher dans l’obscur



On dédensifiera l’air irrespirable, la nausée du poisseux tropique fantôme. C’était trop enfermé, sur soi, trop ramassé et pénible : bouleversant, terrifiant et suffocant, je l’ai déjà dit ailleurs.
Non, car on a pu revoir un peu la lueur. Faire surgir. A force de lutter toute sa vie avec, Jason, il en a des mots sur la dépression. Autant des choses précises qu’allégories, autant de loups que des suffocations justement des spectres précédents. Le noir et le blanc d’une pochette, autant d’oiseaux lavés sur le branchage deviné, comme boucler la boucle avec le reflet, l’écho du premier album. Ce n’est plus l’écran total, le pur goudron d’autrefois, non. Ce n’est pas la joie tout de même : flottent et planent encore les choses, ça n’est pas les accords simples de The Lioness. Peu de couches d’instruments, toujours plus, pourtant par coups, par saccades, jamais débordantes ; le chahut sombre, un gospel de sous-bois, de dessous un tapis de forêt. Quelques rares violons, pincés, quelques instrumentations plus généreuses. Ça n’est pas l’extrême, total dépouillement des versions démos de l’album, ni l’effondrement en nappes d’Incantation. Soit, soit : toujours on sait apprécier le silence, se poser en observateur, et de la ville on s’imprègne.


Ainsi, l’ouverture, Didn’t It Rain. Savoir laisser la lumière entrer, savoir accepter un peu d’espoir, de bienveillance peut-être même, soupçonner qu’il reste quelque chose, qu’on a pourtant et en dépit de tout su vivre.


Didn’t it Rain :



But if you do see that golden light



That it shines in its fiery eye



Go on and catch it while you can



Go on and catch it if you can



Let it course through you



And let it burn through you



If it's the light of truth



Il y a plus de vocabulaire ici, plus de mots, des visions parfois sibyllines, parfois ancrées au plus profond de l’imaginaire déjà déployé de Jason Molina, rappelons des figures, la chouette hulotte, les restes, ossements, les rapaces et oiseaux de proie, les croisements et déserts, toujours le loup, la lune, le bleu, sans être exhaustif. Quelque chose d’animiste, peut-être, et déjà de signes et symboliques, aux services d’un imaginaire poussé, raviné et étendu, d’une toile épaisse où déposer encore et encore de quoi réconforter. Il aura fallu la musique comme consolation.
Ici, Jason Molina observe et apaise. L’impermanence de la lune, astre consolateur éternellement, amie omniprésente, qu’on recherche hors et dans la ville.


Steve Albini’s Blues :



See the big city moon



'Tween the radio towers



'Tween the big diesel rigs



In the Midwest's witching hour



I watch the whole town eclipse



From the bridge out of Hammond



Je disais, la musique comme consolation. Comme façon de remettre à la lumière, de faire socle, de « trancher dans le chaos », comme art. Il faut entendre ça, comment Jason Molina parlera alors de façon frontale de la dépression, l’angoisse et toutes ces choses humaines et fatigantes, qu’on doit porter pourtant. Il faut écouter son pas à pas, tout ce qui est dit dans Ring The Bell, la plus évidente de tout ici, l’aveu à mon sens nécessaire, et donc quelques bouts :



Help does not just walk up to you i could have told you that



I’m not an idiot



Ou encore :



If there’s a way out it will be step by step through the black



Soit : marcher, encore et marcher mieux, sans comprendre parfois, pourtant poursuivre, juste un peu plus le geste, il suffira. Considérer le refus de gens extérieurs - ils ne peuvent pas toujours savoir, malgré eux - de voir notre lutte. Vision bête d’une chose simple, évidente, la dépression comme d’une frasque dont il conviendrait de juste se débarrasser simplement, qui aurait une solution évidente, et non pas des formes multiples, pernicieuses, pénibles, qui éreintent, et peuvent revenir pour un rien. Non, non, Molina rend compte alors du pas à pas, à coup de serpents, rappelle les passions et faussetés qui peuvent perdre, ou les amis sérieux, tout ce qu’on tente de cerner à tâtons, tandis que des instruments se soulèvent, la guitare basse, s’énervent un peu, l’autre guitare qui se fond au final directement dans le morceau suivant, sans interruption.


Cette fois, on a quelque chose de plus sur soi, plein de l’imagination, l’imaginaire molinesque (molinien ?), qui laisse à se faire ses propres interprétations. Allégorie dont les images sont de lunes, de flammes, de vieil oiseau lourd - corvidé compagnon d’infortune et de douleur ? ou faucon pèlerin tenant malgré les plumes laissées la voie ? En continuité directe, les pulsations du cœur, des choses vibrent, ambivalentes, avec des idées d’adieux, Them Black sad eyes, du battement offert aux renardes. Quelque chose d’une traversée, l’idée qu’on y parvient, qu’on peut y arriver peut-être, de battements en battements, malgré la douleur. Jason Molina conclura en un cri de loup, à la Lune, toujours cet astre encore, oui, pour toutes les questions autour du sombre et de la nuit.


Cross the Road, Molina :



Set my pulse to the short waves pulse



Set my pulse to the great lakes pulse



To wreath the moon in a head dress of neon flames




Solitude, récif, étoile



Par vagues, les pires instants, ça revient, qu’on le veuille ou pas. On ne tombe pas, pourtant le chagrin s’épaissit.


C’est le tempo plus lent, la batterie monolithique, les mots au scalpel, le souffle au plus vif. On entre dans le morceau comme dans la solitude. A la lumière de cette flamme bleue, donc, aux mots de mort et de vide.


Blue Factory Flame :



When I die



Put my bones in an empty street



To remind me of how it used to be



On n’a le droit qu’à la répétition désespérée du refrain, Paralized by the emptiness, l’angoisse la plus totale de ces moments, torpeurs et paralysies donc, exit. Comme plus tôt, dans le Steve Albini’s Blues, on regardera de loin une activité, un bout de ville, sauf que désormais on n’y trouve que désolation, que du vieillissement, de l’encrassement : ici la rouille, les crânes et les os, les corbeaux, l’état d’esprit colorie lui-même les lieux. Ici seulement, on retrouve l’étouffement total de Ghost Tropic, dans ce rétrécissement, ces mots bouclants à l’infini, on n’est pas si loin que ça de No limit on The Words. Pourtant, encore la douleur est supportée, ce ne sont pas des couleurs dont on est fier, et pourtant ce sont les nôtres, les vraies. Presque une sublimation dans sa violence de ce choc, de ce vécu terrible. Ici, on croirait qu’il n’y a plus rien qui vaille.


On croirait qu’il n’y a plus rien, c’est sans compter les vagues, le ressac, et toujours les épisodes plus clairs, parfois heureux.


Two Blue Lights, alors, ici le morceau le plus court. Clef de lecture cependant, dans tous ses signifiés : dans un même creuset, la cloche qui sonne, les odeurs d’essence, puis il y a le bleu en deux nuances, la lune et le bus, le bleu comme vie ou comme mort, de l’errance dépressive à l’indigo qui noierait les sautes d’humeur, les sursauts : les nuits sont bleues chez Molina. Nuits où l’on profite, si j’en saisi le sens, pour un énième Memento Mori à soi, rappeler que le temps se poursuivra sans nous :



When the bells ring twelve times in hell the bells ring twelve times in this town as well



L’espoir, la conclusion de ce disque thérapeutique : il la faut ardente et éclatante, il la faut épaule et bras, mains tendues de tout côté, il faut rappeler qu’on a fait tant de pas, déjà, bien qu’il faille en faire tant d’autres. En parler, alors, avoir les phrases si je peux. La lune bleue de Chicago serait une sortie de ruines, malgré les maladies, les nausées et torpeurs, les tempêtes qui ne cessent de revenir. Après tout, on a su faire raison, conscientiser que ça arrive, ce qu’on subit, ce qu’on traverse, que ça n’est pas négligeable. Seulement, il faut le murmurer, le traduire, le scander, le hurler, on témoigne - j’imagine volontiers tout cet album pour ça - de ce que ça a été, ce que ça pourrait être, qu’on en fait l’expérience, qu’on s’en tire pourtant, que d’autres font la même, et qu’on peut les aider. L’expérience enfin partageable de ce qui nous bloquera, qui empêchera de sortir du lit ou de l’appartement, de répondre à un message, de regarder droit dans les yeux en répondant à un « ça va ».


On sait, pour soit, pour d’autres.
Blue Chicago Moon :



He's gotten so good at hiding it



Even he does not admit it



That glittering flash in his eyes



Makes it look like he might be alright



Surtout, surtout, toute la fureur qui sommeillait, avec le contrepoint féminin, toute la rage, des torrents d’espoir, les myriades et les étoiles, conclure, donc, en épaules et mots salvateurs. Promettre d’aider à la battre, tu l’as fait, Jason, et je le dis dans le vide, pour d’autres que toi, Jason, tu as aidé à marcher, encore oui, au pas à pas, je le dirai encore plein d’espoir que sans le savoir tu en aide d’autres, donc dire, tu as fait tant et tant. Pour ça, tant de mercis infinis.



But you are not helpless !



You are not helpless !



I’ll help you to try to beat it !


Rainure
9
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le 13 janv. 2020

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Rainure

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