Drinking Songs
7.7
Drinking Songs

Album de Matt Elliott (2005)

Je m’attarde quelquefois, assez souvent, à chercher à saisir la nuance dans des paysages ternes; capter la variation légère de vent, de température au passage d’une porte, ou en glissant la tête par la fenêtre, de préférence par grands froids, quand l’air vif vient piquer le bout du nez sans y prendre garde, sans crier « Gare ! », même si l’expérience, elle, nous avait averti. C’est simplement pour cette sensation un peu grisante, et pas tout à fait agréable, qu’on renouvelle l’expérience. Et parce que le bol qu’on respire alors, plus que tout, hurle et fortifie un je-ne-sais-quoi intérieur.


Parce que je crois profondément que c’est en se plaçant dans des positions inconfortables, en difficulté, face à l’adversité, qu’on parviendra à atteindre quelque chose de l’incommensurable, quelque chose que j’idéalise bien trop, mais c’est dans ma nature.


L’on choisit alors, à un enregistrement net et précis, un autre qui grésillera un peu ; à un spleen porté un peu facilement, un enchevêtrement touffu et à débroussailler dans les oreilles, par sa sensibilité propre, on grattera un peu la poussière pour extirper simplement le cœur surflottant, la sensibilité entremise par hululements rauques plutôt que par chant clair, par piano mourant plutôt qu’accords tenaces et solides.



Eloge de la fragilité



C’est donc des milliers de furtifs, d’invisibles nuances qui composeront notre mélodie propre, qu’on se plaira à entendre. Dans le deuil d’une corde, dans l’effondrement progressif et léché d’une voix des tréfonds qui « essaye d’expliquer », sans toutefois parvenir à assurer l’éclat net, non, là en quelques étendues sonores et par des principes de coalescences, un miasme lape le lobe, ta sensibilité personnelle, si bien, si bien animée ici par ces petites impressions : crescendos sobres, gutturalités incessantes et larmoyantes, petites surbrillances du clavier et d’une sèche guitare, venant tout autant qu’ils sont s’assimiler et aboutir à cet amuïssement nuisant à une compréhension complète, qui, à côté de l’effet prodigué, vaut bien peu de toute manière.


La douceur de ces chansons à boire n’est plus à vanter, Matt Elliott parvenant comme un charme à bâtir des reliefs vertigineux, dans lesquels en tendant l’oreille on distinguera peut-être des ruisseaux, des écoulements divers - figurés comme littéraux - de maux, d’eaux et de pleurs. Et cette douceur est liée directement à une espèce d’éloge de la torpeur, de la lenteur, mais toujours gracieuse : des minutes et des minutes partent comme une brume qu’on traverse, sans savoir quand on peut vraiment dire qu’on y est, qu’on n’y est plus ; comme se défont les embruns, les violons en viennent pourtant à mourir, pour laisser place à d’autres. Et toujours laissent cependant quelque chose, un semblant de spectre, de fantôme ressurgissant par à-coup. Et on en arrive à ne plus croire pouvoir vraiment être dérangé, habitué à ce parcours en barque, porté par les flots inégaux de ce lambinement, ou la descente plus ou moins rapide de ces pintes du réconfort, quand survient le désordre subreptice et déroutant, mais tellement réjouissant, terminal.



Eloge du sursaut, du bond



Et là où je voyais une amertume hivernale terrible à La Fossette de Dominique A, je trouve à Matt Elliott plutôt une rage automnale, qui ne se laisse pas faire.


Au moment même où on pensait finalement avoir mis le doigt sur « la formule », le « truc », les éléments se déchaînent. Rien ne percera l’atmosphère sombre de ces couverts de forêts, de ces lointains de sous-bois, rien excepté l’inattendu, l’heureuse surprise d’un bond volubile et généreux de violence, un retour, un feedback intervient bientôt pour ne plus rien lâcher : on donne tout, son vif, sa substance, mieux hurler son désarroi, encore et encore, car on n’est bon qu’à ça peut-être.


Dès lors, ça pulse et échote un peu partout en soi, ça sursaute et tournoie, le tempo n’offre plus d’abri, là où l’on se contentait d’aller, on se presse et on se réverbère où que ce soit.
Moi, je ne me fais plus prendre : je guette les bourdons providentiels, qui offrent encore de quoi se rattacher à quelque chose, une ancre avant les renflements et ronflements insensés qui prennent à parti : les cuivres se plaignent, les beats s’acharnent et éraflent, je fulmine : je m’excite à saisir, comme dit plus tôt, à tout chercher à attraper, de cette expérience vivifiante : le grand bol d’air, la curiosité et l’ivresse souhaitée de la perte partielle de soi. A côté de ça, du souffle terrible, du vent indompté de la Musique, on est bien peu de choses.

Rainure
8
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs albums acoustiques et mélancoliques et The prisoner and the guard : top Matt Elliott

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le 29 oct. 2016

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Rainure

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