Gece
7.4
Gece

Album de Altın Gün (2019)

Sur le port d’Amsterdam, y a des ashiks qui chantent

Le rock psychédélique est un genre extrêmement ouvert et Altın Gün est l’un des derniers actes de la scène internationale qui le confirme. Originaire d’Amsterdam, Jasper Verhulst remplissait la fonction de bassiste pour Jacco Gardner lorsqu’il eut une révélation lors d’une tournée. C’est en marge d’un concert à Istanbul qu’il découvrit qu’une scène musicale très riche s’était développée en Turquie dans les années 1960 et 1970 en hybridant le rock avec des musiques traditionnelles. Jasper fit alors la tournée des disquaires de la capitale pour dénicher des pépites et retourna au pays de la marijuana légale avec un projet susceptible de faire concurrence à l’ami Jacco. Il embarqua deux autres musiciens de ce dernier avec lui, le guitariste Ben Rider et le batteur Nic Mauskovic, puis posta une annonce… En effet, ce serait une drôle d’idée de jouer du rock psyché turc sans musiciens turcs.


La chanteuse Merve Dasdemir, qui avait immigré à Amsterdam quatre années auparavant, répondit oui à l’annonce. Le joueur de saz Erdin Yildiz Ecevit en fit autant. Le joueur de quoi ? De saz. Vous voyez Jean Dujardin dans le café traditionnel du Caire, quand il joue de cette « guitare en forme de gros tourteau fromagé » ? Eh bien, c’est un peu pareil sauf que c’est différent et que Erdin le joue en électrifié. Son papa était lui aussi joueur de saz et Erdin a passé bien plus de soirée qu’Hubert Bonisseur de La Bath à animer des fêtes communautaires à Amsterdam avec cet instrument. Pas étonnant, donc, qu’il en soit un joueur hors pair.


Erdin n’avait que trois cordes à son saz mais il en possédait au moins autant à son arc, qui n’était pas « un arc de bébé » comme dirait ce bon vieux Hubert : il était également chanteur et excellait aux claviers. Manquait plus qu’un percussionniste, pour parfaire la chose… Coucou Gino Groeneveld ! Et voilà notre formation néerlando-turque, toute fraîche, prête à enflammer les festivals d’Europe. A six sur scène, ils contribuèrent à la coolitude fuzzy de la scène psyché contemporaine tout en y apportant un exotisme inattendu. Ceux qui s’étaient donné le nom d’Altın Gün (ne pas oublier de ne pas mettre le point sur le « i »), signifiant « jour d’or » en turc, sortirent un premier album On puis un deuxième album Gece qui les fit passer de « groupe à surveiller de près » (pas façon Erdogan, hein) à la consécration.


A l’écoute de l’introduction de « Leyla », qui pourrait passer nickel sur un album psyché de Pond ou de Tame Impala, on dirait bien que Jasper connaît son Kevin par cœur. Mais quand le chant caressant de Merve fait son apparition pour dominer ce paysage de phaser et de reverb, on oublie un peu l’Australie. Ailleurs, sur « Derdimi Dökersem », on croirait avoir affaire à un groupe de folk traditionnel ou du moins à un représentant plus fidèle de la tradition, comparable à Tinariwen pour la musique touareg. L’album peut sonner ancien, moderne, ou les deux à la fois. Considéré comme un bloc, il est une synthèse néo-folk ou rétro-psyché. La phénoménologie de l’esprit d’Altın Gün respecte parfaitement le mouvement thèse-antithèse-synthèse lui permettant de gagner sa liberté, participant ainsi au progrès de l’histoire mondiale.


Jasper avait découvert que les morceaux turcs des années 1960 et 1970 qui l’avaient emballé étaient des reprises de morceaux traditionnels joués par les ashiq (bardes ou troubadours s’accompagnant d’un saz). Il était revenu aux sources et avait réarrangé ces morceaux à sa propre sauce hollandaise. Pour paraphraser encore OSS 117, Altın Gün signe donc en quelque sorte la « fin des troubadours ». Mais ne t’en fais pas, Heinrich. Un hommage de ce type est signe d’une époque révolue mais aussi d’une transfiguration. « C’est peut-être ça, changer le monde » : changer la musique pour commencer. En l’occurrence, Altın Gün n’a pas vocation à nous dire si les gens ont froid en Turquie, s’ils portent des chapeaux gris, ou encore des chaussures à fermeture éclair, mais caresse en revanche l’espoir de donner une image moins négative du pays grâce à sa musique.


Le pari est parfaitement réussi. Des morceaux comme « Vay Dünya » ou « Süpürgesi Yoncadan », avec leur départ in medias res et leurs lignes dansantes, donnent envie de se téléporter sur les dunes d’Anatolie. Maniant avec habileté les gammes occidentales et orientales, le groupe a le don d’inventer des mélodies entraînantes dont il tire tout le potentiel au synthé et qui, conjuguées aux rythmes funky donnés par les percussions turques et à l’enchaînement précis des sections, donnent une dimension festive à ces morceaux. Plus groovy, « Anlatmam Derdimi » nous emporte également à sa manière, laissant plus le temps de savourer ses ritournelles et les nuances des sentiments exprimés.


La musicalité de la langue, même sans la comprendre, réussit à nous happer. La guitare et le saz se complètent très bien, enrichis d’effets multiples et soutenus par une basse toujours vive. Le synthé fait entendre des solos délicieux avec diverses sonorités atmosphériques qui rappellent un peu Tony Banks lors de la période progressive de Genesis. Le travail sur le son est impeccable et recèle de subtilités à savourer. La fusion est en soi une expérimentation, mais certains morceaux sonnent plus clairement « expérimentaux », comme « Gesi Bağları » avec sa progression de notes synthétiques évoquant The Knife ou « Şoför Bey » avec son aspect décousu, son parlé et son wah-wah exacerbé.


Une touche plus électronique s’affirme sur les derniers morceaux. « Süpürgesi Yoncadan » est carrément disco. Cela rend d’autant plus curieux de savoir à quoi pourra ressembler le troisième album. Ce sera sans doute un nouveau panorama revisité du répertoire traditionnel turc… Tant mieux, car j’aime les panoramas ! Mais Altın Gün n’a pas l’air d’être le genre de groupe qui se repose sur ses lauriers et nous aurons peut-être des surprises. Si c’est toujours aussi bon, nous hocherons la tête aux rythmes de leurs nouvelles trouvailles hybrides, comme pour leur dire : « D’accord, faisons comme ça » !

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