Trois neurones au pays du straight-edge : l'odyssée Green Rage

Ce texte a été originellement publié sur Horns Up et est une co-rédaction avec Pingouin.


Vous qui lisez Horns Up, vous connaissez les frasques des principaux animateurs de la première vague du black metal. Le fond de la classe, où ça joue avec ses crottes de nez en comptant sur ses doigts. Dans le hardcore, il existe un équivalent : les straight edge hardline. La hardline était la branche réactionnaire et conservatrice du vegan straight edge politique des années 1990. Menée par Vegan Reich et Raid, elle portait des positions straight edge très strictes proches de l’ascétisme et généralement nettement “pro-vie”, ce qui implique des messages anti-avortement et anti-homosexualité (car en dehors du cadre procréatif naturel).


On avait donc tout naturellement envie de vous présenter l’exemple le plus stupide de cette micro-scène sectaire et ultra-radicale. Les sources : des interviews obscures sur Blogspot, traduites par vos serviteurs. Les protagonistes : des nervis prépubères américains qui mangent de la salade et une raclette à givre aiguisée. Bienvenue dans le petit monde merveilleux de Green Rage.


« Tu voyais que Justin [ndlr: le chanteur] avait pas l’air net. Le mec avait un regard dément dans ses yeux. » L’auteur et blogueur David Agranoff se souvient d’un concert de Green Rage, en première partie d’Earth Crisis, Outspoken et Bloodlet. Il résume en quelques mots tout ce qui fait aujourd’hui la légende de Green Rage. Le groupe n’a sorti que quatre chansons, compilées sur un unique EP, et malgré la réputation de dégénérés qu’ils se trimballent depuis, ces quatre morceaux, contributions minimes à la culture hardline, sont loin d’être à jeter à la benne.



  • Un disque imparfait à l’efficacité insoupçonnée


Preuve ultime qu’il n’est pas nécessaire d’être un foudre de guerre pour produire de la bonne musique, Green Rage livre un prototype étonnamment surpuissant du metalcore de Syracuse : le chugging metalcore. Qualifié ainsi par le rythme saccadé de ses guitares saturées, la plupart du temps dans un mid-tempo menaçant et assommant, le style sera propulsé et incarné par les comparses de Earth Crisis.


Il suffit d’écouter le premier riff du premier titre, “Declaration”. Texture extra lourde, tempo moyen et assise rythmique par une basse dégoulinante : ce qui a fait les lettres de noblesse du metalcore new-yorkais, de Earth Crisis à Indecision, est bien présent et peu de temps avant les grands succès populaires du style (“Firestorm” sort la même année).


La production est extrêmement lo-fi et tout n’est pas exactement bien calé, mais les compositions sont d’une efficacité primale absolue. Ecoutez le riff-break introductif de “Disinfect” et essayez de ne pas vouloir casser des trucs avec un gros gourdin. Green Rage a cette énergie juvénile que rien n’arrête, celle qui ne se soucie pas de la précision de son exécution musicale mais qui livre une surdose de sincérité et d’agression. Et pour un style qui n’insiste pas sur sa virtuosité, ça passe. Les morceaux essaient parfois de placer une guitare lead pleurant des notes appuyées à la Slayer ; la batterie, enregistrée à l’arrache, est entre la casserole et le tambourin mal tendu ; au milieu le chant halluciné de Justin se détache et souligne ce joyeux bazar avec un delivery va-t-en-guerre frappant.


Cet EP serait facile à détester, mais les morceaux cueillent toujours comme à la première écoute, sauvages et instantanés. Binaires comme rarement, mais formidablement entraînants et symboliques d’un écosystème ultra radical sur lequel ses gros flans de membres n’ont aucun recul. Ce qui va d’ailleurs leur jouer des tours…



  • L'héritage tumultueux d’une équipe de bras cassés


Dans les années 90, tout Syracuse prend la bande de Justin O’Hare pour des manches, et il devient courant de se payer la fiole de Green Rage dans le berceau du metalcore straight-edge. C’est toujours le cas aujourd’hui sur les forums dédiés à la scène de Syracuse. Pour qu’on se foute de la gueule de ton groupe 25 ans après le seul truc que t’aies sorti, il faut en tenir une jolie couche.


Déjà, le line-up ne ressemblait à rien. Kris Fuller se barre très vite du groupe, comprenant la réputation de merde qu’il allait devoir se traîner. Quelques semaines après son départ la démo sort, et sur la face B du disque on peut lire « fuck Chris Fuller ». Tu te barres d’un équipage de tabayos pour échapper à la honte, tu finis humilié et mal orthographié sur la face B de la démo, pas de chance Kris. On se souvient aujourd’hui uniquement de Kris Fueller et de Justin O’Hare (on va revenir dans quelques instants sur le cas de cet incroyable faisan), mais Green Rage c’est jusqu’à huit membres par an.


Résultat des courses, artistiquement ça suit pas : « Matt venait juste d'avoir sa double pédale et il avait du mal à être précis mais j'ai insisté pour qu'il l'utilise quand même » raconte Pete Spielman, qui a rejoint le groupe à la basse, avant que Green Rage ne devienne Gatekeeper. Le même Spielman explique, dans la même interview, que certains morceaux étaient écrits la veille des enregistrements. Ce genre d’acrobaties ça marche quand tu prépares un classique, pas pour devenir un meme sur le web underground.


Vous l’avez compris, l’une des clés du succès dans la musique c’est de bien s’entourer. Green Rage aussi avait pigé le truc : les labels qui s’occupent de sortir leur démo laissent des fautes d’orthographe aux prénoms du line-up une fois sur deux, ça se goure dans la mise en forme de la pochette. Cela dit on a le rendu qu’on mérite : quatre morceaux, une démo, cinq pochettes différentes, une foultitude de coquilles et de typos sur les différentes éditions, on vous garantit que ça ne savait pas colorier sans dépasser.


Et le roi des mangeurs de cailloux (c’est vegan ok?) s’appelle Justin O’Hare. Un témoignage le décrit comme un « taré. J'étais à Syracuse pour le dernier concert de Outspoken, avec Earth Crisis [...]. Après le concert, on roulait du magasin jusqu'à chez lui et la route était en travaux. A 120km/h, il fonce entre les poteaux avec sa vieille Honda Civic et on tombe d'une petite hauteur alors que la route s'arrête. » Justin O’Hare n’avait a priori pas de casseroles trop importantes à son actif, mais son frère Trevor si. Notamment pour avoir balafré un mec avec une raclette à givre aiguisée. Trevor ne faisait pas partie de Green Rage, c’était seulement un straight-edge de plus, mais encore une fois on est la fine équation des gens qu’on fréquente. Et Justin O’Hare avait un frangin qui taillait des gens avec une raclette à givre aiguisée.


On est sur le genre de personnalité où les fils ne se touchent pas tout le temps. Dans les actes, celles et ceux qui s’en souviennent décrivent Justin O’Hare comme un impulsif prêt à démarrer quiconque ne pensait pas comme lui. On a d’ailleurs droit à un condensé de la pensée du bonhomme dans un reportage télé sur la scène straight-edge de Syracuse. « On a eu dix ans de révolution supposée, qui n’a abouti à rien, pérorent les frères O’Hare. Tout ce qu’il en reste aujourd’hui c’est le VIH. » Voir l’épidémie de VIH comme une punition divine des péchés de l’humanité, on est sur du bon court-circuit sérophobe hardline. Dans le même reportage, la maman de Trevor et Justin se dit « très chanceuse » d’avoir des kids qui tiennent la route. Je ne sais pas si c’est une chance ou pas d’avoir eu des enfants aussi nigauds, mais leur folie et leur enthousiasme ont sans aucun doute offert au hardcore une petite légende de plus. Merci les mecs, on espère sincèrement qu’aujourd’hui, tout va bien (mieux) pour vous.

Raton
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le 20 mars 2022

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Raton

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