En 1995, Michael Jackson publie HIStory: Past, Present and Future, Book I, un double album dont la prétention n’est pas feinte : inscrire dans le marbre sonore l’héritage d’un artiste aux prises avec son époque, ses démons, et une postérité déjà tumultueuse. Œuvre monumentale et profondément introspective, ce disque dépasse le simple cadre de la rétrospective ou de la confession. Il se dresse comme un opéra moderne, mêlant oratorio politique, plainte existentielle et fresque autobiographique. Si le premier disque, compilation de ses plus grands succès, réaffirme avec éclat sa suprématie passée, c’est le second — HIStory Continues — qui fascine, tant il explore les méandres de l’âme jacksonienne dans une palette musicale d’une richesse vertigineuse.


Dès l’ouverture, « Scream » se jette dans nos oreilles comme un cri de guerre cybernétique. Avec son architecture sonore saturée, presque industrielle, et ses strates de percussions digitales taillées au scalpel, le morceau tranche avec les douceurs des productions antérieures. La voix de Jackson, nerveuse, quasi aboyée, s’accouple à celle de sa sœur Janet dans un duel fraternel aussi viscéral que galvanisant. Ce morceau, plus que toute autre introduction, expose la fracture entre l’artiste et un monde médiatique qu’il perçoit comme persécuteur : le bruit, ici, devient langage, et la tension, moteur expressif.


L’album s’enfonce ensuite dans des territoires de plus en plus tourmentés. « They Don’t Care About Us », marche martiale où se mêlent percussions brésiliennes et complaintes scandées, pousse encore plus loin la confrontation. Jackson y érige un chant contestataire contre l’indifférence institutionnelle, le racisme, la brutalité étatique, avec une économie de moyens saisissante. Le choix des timbres — caisses claires sèches, chœurs infantiles glaçants, syncopes brutales — renforce cette sensation d’urgence rageuse. Là où la pop lisse les angles, Jackson cisèle la colère, dans une écriture musicale fondée sur l’impact rythmique autant que sur l’harmonie dramatique.


Le cœur de l’album est dominé par une trilogie accusatrice — « D.S. », « Money », « Tabloid Junkie » — où l’artiste règle ses comptes avec une virulence qui confine au pamphlet sonore. « D.S. », porté par une guitare saturée quasi metal et un groove nerveux, est un règlement de comptes sans détour : la structure du morceau, délibérément étouffée, laisse percer une rage contenue qui trouve sa catharsis dans un refrain dissonant, quasi suffoqué. « Money », quant à lui, convoque un funk épais, aux basses ondulantes et aux cuivres sournois, pour dénoncer la vénalité du monde — mais sans jamais sombrer dans la démonstration ; chaque note y semble imprégnée de cynisme, chaque silence, d’un jugement implicite. « Tabloid Junkie », enchaînement syncopé de rythmes fracturés et de collages sonores, propose une réflexion amère sur la fabrication médiatique du réel, un thème que Jackson maîtrise avec une lucidité glaçante.


Mais l’album ne se limite pas à l’exutoire. Il offre également des moments de pure contemplation, où la voix de l’artiste se fait presque murmure, écho lointain d’un être en dérive. « Stranger in Moscow », sans doute l’un des chefs-d’œuvre les plus mésestimés de son répertoire, déploie une mélodie éthérée sur une trame harmonique minimale. Le piano, nu et circulaire, s’unit aux effets de pluie et à une ligne de basse désincarnée pour construire un paysage sonore hivernal, presque spectral. Jamais Jackson n’a semblé aussi seul, aussi exposé, aussi humain. Il y a dans ce morceau une suspension du temps, un effacement progressif de l’égo qui rappelle les plus beaux lieder romantiques, transposés dans la grammaire pop.


Cette même ambition orchestrale atteint son apogée avec « Earth Song », immense requiem écologique dont la construction progressive évoque les formes symphoniques du XIXe siècle. Commencé comme un blues aux teintes gospel, le morceau évolue vers une explosion chorale d’une intensité dramatique inédite. Le cri final, rugissement primal déchirant le silence, n’est plus simplement un geste musical ; il devient performance rituelle, plainte universelle. Peu d’artistes osent frôler le pathos avec une telle sincérité. Jackson, lui, y plonge corps et âme, au risque du débordement, mais sans jamais céder à la facilité.


Les ballades de l’album, tout en douceur apparente, dissimulent une complexité émotionnelle subtile. « You Are Not Alone », écrite par R. Kelly, réussit la gageure de conjuguer classicisme mélodique et intensité vocale, avec un arrangement qui mise sur l’épure : cordes feutrées, progression harmonique délicate, respiration ample. « Childhood », confession douce-amère sur fond de cordes célestes et de piano mélancolique, est sans doute le morceau le plus autobiographique de l’album. À travers cette lente berceuse, Jackson ne réclame pas la compréhension, mais la reconnaissance de son altérité. Il ne se justifie pas : il témoigne. Cette sincérité désarmante confère à la chanson une beauté fragile, presque douloureuse. Quant à « Little Susie », tragédie mise en musique, elle évoque les contes macabres de Schubert ou de Mahler ; la voix, distante et spectrale, semble venue d’outre-tombe, comme un rappel que l’enfance, si souvent idéalisée, peut aussi être le théâtre du drame.


Le dernier titre, « Smile », reprise bouleversante du thème de Charlie Chaplin, clôt l’album sur une note d’élégance nostalgique. Jackson, ici, ne chante plus : il caresse les mots, comme pour conjurer la peine par la douceur. C’est dans ce contraste, entre la violence des morceaux précédents et cette conclusion pleine de tendresse, que l’album trouve son équilibre ultime.


HIStory est un disque inclassable. Plus qu’un simple projet musical, il s’agit d’un acte d’existence. C’est l’œuvre d’un artiste qui, acculé par les accusations, les procès et la machine médiatique, refuse de se taire. Un projet au souffle narratif dense, où chaque titre semble répondre à une nécessité vitale, où chaque choix sonore — de la saturation à la mélodie la plus simple — est dicté par un besoin d’expression authentique. Michael Jackson ne cherche pas ici à plaire. Il cherche à dire. À dire sa douleur, sa révolte, sa solitude, mais aussi sa foi en la musique comme ultime refuge.


Certes, tout n’est pas exempt de défauts : certaines longueurs, quelques emphases superflues, une tendance à l’accumulation peuvent alourdir l’écoute. Mais ces failles participent de la nature même de l’œuvre : baroque, excessive, viscérale. À l’image de son créateur, HIStory est une œuvre contradictoire, à la fois lumineuse et crépusculaire, dominatrice et vulnérable, prophétique et ancrée dans un présent douloureux. Il ne s’agit pas d’un simple album de transition, ni d’un testament, mais bien d’un sommet, étrange et magnifique, dans la discographie d’un artiste au génie toujours inentamé.


En cela, HIStory demeure l’une des pierres angulaires de la pop du XXe siècle. Une œuvre où l’émotion brute se conjugue à une complexité musicale remarquable, où la voix humaine devient le vecteur d’un combat intime et universel. Michael Jackson, dans cet album, ne se contente pas de chanter ; il se révèle, sans fard, avec une honnêteté artistique d’une rare intensité.

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le 4 août 2025

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Kelemvor

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