To live and let sigh
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On pénètre dans cette nouvelle adaptation de Frankenstein comme on franchit un seuil ancien, nu et tremblant, attendu par des odeurs de métal et par le souffle d’un monde en réparation. Guillermo del Toro, qui a fait du visible une langue et de la chair une dissertation, offre avec ce film une cérémonie où la technique et la compassion se cherchent et se heurtent, s’aimantent et se défient. L’ouverture ne cherche pas à expliquer le mythe, elle le ranime : plans lents sur instruments, insertions de peau, travellings qui découvrent architectures et gestes, et bientôt cette sensation que l’objet et le corps parlent la même langue. L’introduction est une mise au monde filmique, où la suture devient prière et où la caméra se fait main.
La mise en scène conjugue une ampleur opératique et une intimité presque chirurgicale. Les cadrages alternent entre travellings qui découvrent des architectures de machines et gros plans qui détaillent sutures et veines ; le découpage respecte un rythme dual où le temps peut s’étirer pour laisser place à la conscience et se resserrer quand la violence menace. La lumière cisèle les volumes : le clair-obscur n’est pas décor mais chair, il sculpte les visages, révèle les pores, travaille la profondeur comme on travaille une plaie à vif. Le montage choisit ses respirations : longs gestes contemplatifs d’un côté, coupes nettes qui heurtent l’œil de l’autre — la dialectique produit une tension continue entre l’émerveillement et l’effroi.
La créature, interprétée par Jacob Elordi, n’est pas une monstration, mais une matière en apprentissage. Son corps porte la naïveté d’un nouveau-né et la gravité d’un condamné ; Elordi compose avec économie, chaque geste devient signifiant : le doigt qui hésite, la mâchoire qui s’ouvre à la surprise, l’inclinaison du regard qui interroge le monde. Oscar Isaac campe un Victor tour à tour savant ambitieusement fragile et créateur rongé par la culpabilité ; son jeu ne joue pas la grandiloquence mais la fracture intime, et c’est dans ces micro-failles que le personnage trouve sa vérité. Mia Goth incarne Elizabeth avec une pudeur acérée qui installe un contrepoint moral, et les voix secondaires, quand elles surgissent, prolongent la thématique familiale sans la caricaturer.
L’un des mérites du film est son refus de l’abstraction : la matérialité tient lieu d’argument. Del Toro aime les effets pratiques et les met au premier plan ; prothèses, mécanismes et maquillages travaillent la crédibilité tactile, rendant la monstruosité proche et presque aimable. Dans ce registre, la direction artistique et le maquillage offrent une étonnante économie de moyens transformée en puissance d’évocation. La partition d’Alexandre Desplat, mesurée et tenace, n’encombre jamais la scène : elle s’immisce, s’épaissit, se retire pour laisser le silence conclure la phrase. Le son, lui, fouille les cavités — cliquetis, souffle, frottements — et participe à faire du lieu un corps.
Thématiquement, le film choisit la compassion sans édulcoration. La grande question du mythe — la responsabilité du créateur face à ce qu’il engendre — est posée avec force : paternité, abandon, exigence morale se mêlent pour constituer le nœud dramatique. Del Toro transforme la fable en expérience affective : la créature n’est pas réduite à l’épouvante, elle est sujet en formation, blessé par le rejet et en quête d’appartenance. Cette lecture humaniste renouvelle la légende et la place en résonance avec nos inquiétudes contemporaines sur l’altérité et la reconnaissance.
Pour autant, le film n’échappe pas à ses propres tentations : l’opulence formelle, parfois, étouffe l’élan intime. Les décors somptueux, aussi travaillés soient-ils, se muent à l’occasion en écran entre le spectateur et la blessure originaire que le récit voudrait atteindre. La magnificence peut devenir parade et, au soir du récit, la retenue du dernier acte laisse une impression d’élan contenu. Les silences sont souvent chargés mais parfois trop étirés, comme si la puissance visuelle, à force de vouloir tout dire, risquait d’affadir la douleur première. On souhaiterait que l’abîme entre le créateur et son engendré soit creusé davantage, que l’épreuve dramatique gagne en cruauté morale sans renoncer à la tendresse.
Sur le plan technique, la pièce est exemplaire : cadrage, mouvement, lumière, découpage témoignent d’un cinéaste au sommet de son savoir-faire. La caméra caresse et tranche, elle sait encadrer l’intime et poser l’ampleur. Ce savoir se met au service d’un regard qui aime le détail et sait l’amplifier jusqu’à en faire une vérité. Et cependant la virtuosité n’atteint pas toujours la fulgurance que l’on espère ; le geste est noble, parfois trop policé, comme si le réalisateur ménageait sa propre émotion au détriment d’une ultime déflagration.
La réception critique, dans ses lignes comme dans ses inflexions, traduit ces mêmes tensions : admiration pour la facture plastique et le travail d’acteurs, réserves sur la longueur et l’opulence, enthousiasme mesuré plutôt que adulation. Le film s’affirme comme une pièce majeure dans la trajectoire du réalisateur, généreuse et fragile à la fois, qui atteste de ses obsessions — la chair, la création, le mythe — sans pour autant les cristalliser en chef-d’œuvre absolu. Il y a ici une reconnaissance du geste et une mélancolie d’une magie perdue, sentiment qui confère au film sa tonalité la plus juste.
Le plaisir du cinéma demeure entier : l’enchantement plastique, la vérité des textures, la manière dont la caméra épouse les corps continuent de donner à chaque scène une force sensuelle malgré les réserves que j’ai évoquées. On quitte son écran de télévision moins instruit que troublé, comme si l’image avait travaillé en nous une blessure discrète, une mémoire du toucher qui refuse le confort de l’explication. Enfin, il faut dire que del Toro a cette manière de rendre la monstruosité désarmante ; il lui donne une voix qui hésite, qui demande, et c’est cette hésitation qui, plus que l’éclat, nous concerne et nous retient. La projection laisse, au fond, un goût de possible.
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il y a 4 jours
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