Iechyd Da
6.8
Iechyd Da

Album de Bill Ryder-Jones (2024)

« Je suis toujours perdu mais je connais l’amour… »

Lorsqu’il quitta en 2008 le bateau pourtant porté par des courants favorables de The Coral, Bill Ryder-Jones surprit tout le monde en proposant une musique beaucoup moins « rock » (alors que nous le voyions alors comme le « guitar hero » flamboyant du groupe !) dans ses premiers albums : oscillant élégamment entre musique orchestrale, à la limite du Rock Progressif parfois, et dénuement folk, Ryder-Jones était partout où on ne l’attendait pas, et se révélait un musicien réellement original, et donc passionnant.

Plus de 15 ans ont passé, et si l’on ne débute jamais une chronique de l’un de ses albums sans rappeler le nom de sa formation d’origine (la preuve encore ici), Bill Ryder-Jones est désormais un artiste « à part entière », dont la trajectoire n’a plus rien à voir avec celle de ses ex-compères. Il n’a malheureusement pas rencontré un véritable succès commercial, ce qui peut s’expliquer par la complexité de sa musique, qui ne sacrifie en rien aux courants de notre époque, et peut-être aussi par le fait qu’il est un chanteur limité vocalement, d’une manière finalement cohérente avec son rejet bien connu de la célébrité : gageons que son relatif anonymat actuel l’a au moins débarrassé des fameuses « panic attacks » qui justifièrent son départ d’un groupe à l’époque bien positionné sous les feux de la rampe !

Iechyd Da, ce qui signifie « bonne santé » en gallois (un titre parfait à l’occasion des vœux de nouvelle année en ce début janvier), est le septième album studio de Bill Ryder-Jones depuis ses débuts solos en 2011, et c’est peut-être celui qui va lui permettre de concrétiser totalement les espoirs qu’avait fait naître son déjà remarquable (et remarqué par la critique Outre-Manche) A Bad Wind Blows in my Heart : nous sommes en effet en présence d’une œuvre singulière qui conjugue de façon inhabituelle ambitions effrénées – il y a indéniablement, une fois encore, quelque chose de « cinématographique » dans ces orchestrations majeures – et intimisme quasi maladif, soit le genre d’alchimie dont on a du mal à comprendre comment elle fonctionne. Mais comme elle fonctionne parfaitement, c’est bien là que réside la fascination exercée par ce disque.

Comme son titre en gallois l’indique, il s’agit là pour Ryder-Jones d’un retour aux origines familiales, à un album composé au sud de la péninsule du Wirral, cette langue de terre en face de Liverpool qui est quasiment la frontière entre l’Angleterre et le Pays de Galles. Les photos qui circulent pour illustrer l’album révèlent un Ryder-Jones dans un cadre bucolique, voire campagnard (au milieu d’un élevage de llamas ?), et peuvent présager d’un album contemplatif et serein : or, rien n’est plus éloigné de la réalité. Si l’album s’ouvre sur ce qui paraît de prime abord une merveilleuse chanson amoureuse, littéralement ensoleillée (I Know That It’s Like This (Baby)), qui évoquera les instants les plus lumineux du Velvet Underground de Loaded, son refrain nous rappelle à l’ordre : c’est bien de tourment existentiel, d’insécurité intense qu’il s’agit ici (« While I’m too much / I’ll never be enough for you, I know / It’s got too late, too late to change it though » – Même si je suis « trop » / Je ne serai jamais assez pour toi, je le sais / Il est désormais trop tard, trop tard pour changer ça).

Ce n’est un secret pour personne – on en a parlé plus haut – que Ryder-Jones se débat avec des angoisses proches d’une véritable instabilité mentale, et la profonde mélancolie qui se dégage de la majorité des titres ne relève pas d’une quelconque « pose artistique », mais bien au contraire de la réalisation profonde du danger que cette instabilité représente. Et de l’urgent besoin de lutter, de vivre, de s’en sortir malgré tout qui doit animer l’artiste. Ainsi le formidable If Tomorrow Starts Without Me (une phrase très forte, que Bill raconte avoir emprunté du journal d’une prostituée thaïlandaise à la vie plus qu’incertaine…), avec ses cordes apaisantes et son refrain porté par un orgue chaleureux permettant d’avaler des mots aussi troublants que ce « If the monsters call you names, then I’m with you / I’ve had monsters play games with me too » (Si les monstres t’insultent, alors je suis avec toi / J’ai moi aussi eu des monstres qui jouaient avec moi).

Pour saisir là où en était Bill au moment d’enregistrer ce disque, il faut écouter aussi le lyrique – et bouleversant – We Don’t Need Them, qui cherche à tromper la terreur de la confusion mentale en affirmant que l’on peut toujours s’en sortir seul (« Come back to me, my friend / I’m out of my mind again / At least I’m not someone else / We don’t need them / We don’t need anyone » – Reviens vers moi, mon ami / J’ai à nouveau perdu la raison / Mais au moins je ne suis pas quelqu’un d’autre / Nous n’avons pas besoin d’eux / Nous n’avons besoin de personne !). Rassurons tout de suite l’auditeur sans doute effrayé par la profondeur des troubles sous-tendant le disque, nombreux sont les titres qui s’élèvent verticalement vers la lumière, qui traduisent une aspiration à une réelle libération : I Hold Something In My Hand, la chanson la plus évidente, la plus pop du disque, est d’une délicatesse qui peut évoquer les sorcelleries d’un autre Gallois, Gruff Rhys ; l’orchestration de This Can’t Go On, d’une beauté suffocante, accompagne parfaitement les tentatives de Ryder-Jones pour reprendre le contrôle sur sa vie… Et les chœurs enfantins viennent nous réconforter en concluant un It’s Today Again littéralement transcendant…

L’ample Thankfully for Anthony, la véritable conclusion du disque avant le coda apaisé de Nos Da (« Bonne Nuit ! »), qui est, pour les connaisseurs, une suite de la chanson Anthony & Owen datant de 10 ans déjà, est une célébration posée, quasi-élégiaque, du triomphe de la bonté : « Then afterwards through teared up eyes / She looked at me and said I was good / And I felt loved / I’m still lost but I know love » (Puis après, les yeux remplis de larmes / Elle m’a regardé et m’a dit que j’étais bon / Et je me suis senti aimé / Je suis toujours perdu mais je connais l’amour) : difficile de retenir nos larmes devant ce morceau, où la voix – limitée, on le répète – de Bill Ryder-Jones s’avère parfaitement bouleversante.

[Critique écrite en 2024]

https://www.benzinemag.net/2024/01/17/bill-ryder-jones-iechyd-da-je-suis-toujours-perdu-mais-je-connais-lamour/

EricDebarnot
9
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le 17 janv. 2024

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Eric BBYoda

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