"La liberté ou la mort, j'aurais eu les deux."
Salut Mano,
J'espère que tu vas bien dans ton p'tit coin de terre, coincé au Père-Lachaise.
Ce soir j'ai pensé à toi, je sais pas trop pourquoi, c'est venu comme ça. T'en as fait du chemin, mon salaud, depuis tes peintures foutraques et tes poèmes de trois lignes, jetés sur papier comme on crache. 20 ans après La Marmaille Nue, t'en as fait chialer des cœurs, t'en as fait rêver des gosses perdus. 20 ans, c'est beaucoup et peu à la fois. C'est dérisoire et beau à la fois. Combien de fois en 20 ans t'étais-tu senti partir, avec l'envie de lâcher prise, de tout abandonner ? Il y a du en avoir, des moments de doutes, je n'ose même pas imaginer, mais au final tu as su redresser la barre, avancer fièrement, sans rien lâcher, tu as su vivre à nouveau et partir en paix.
Ce soir j'ai pensé à toi, et je me suis remis Je Sais Pas Trop. Ça faisait un moment que je ne l'avais pas écouté. Je n'en avais pas envie. Tu m'auras bien fait chialer, pourtant, comme personne avant toi. Mais ce n'était pas le moment, je n'étais pas d'humeur, je ne sais pas. Ta musique n'est pas facile, j'avais besoin d'aller voir ailleurs, sans doute. J'ai remis ton disque et j'ai entendu ta voix. « Te souviens-tu ? ». Non, je ne me souvenais pas. J'avais oublié ces violons, j'avais oublié cet accordéon, j'avais oublié ta voix. Et ça s'envole, c'est aérien, et tu chantes, avec ta voix d'écorché vif, voix rauque et mélodieuse en même temps, douloureuse et pleine de dignité.
Tu chantes comme tu fous des coups. Tu te bats, de toutes tes forces, constamment. C'est ta vie qui est en jeu. Tu ne chantes pas pour faire plaisir, tu chantes pour toi. C'est une affaire qui ne regarde pas les autres. C'est entre toi et la mort. Je sais pas trop est le disque cathartique par excellence. Tu mets tout à plat, tu lâches tout, une bonne fois pour toute.
T'allais pas trop bien, quand t'as fait ce disque. Je veux dire, ça se sent. Déjà que « Les années sombres » portait bien son nom, là, t'étais descendu encore d'un cran dans l'introspection. Car ce n'est que ça, finalement, tes chansons : de l'introspection. Ce n'est pas triste pour être triste, tu chantes à la recherche d'un espoir, de quelque chose à quoi te raccrocher. Et tu le trouveras, plus tard, Mano. Après ce disque. Mais pour l'instant, c'est noir, ta musique est noire et tu ne vois pas d'issue.
Alors tu parles de la mort. Tu retournes la question dans tous les sens, tu l'abordes par tous les angles, tu lui donne un sens. « La liberté ou la mort » scandes-tu. Oui, tu t'es brûlé les ailes, mais tu as eu l'intelligence de te retourner, de te demander la raison, de prendre du recul sur tout ça. Cette question, tu te l'es posé crûment, sans circonvolution, sans détour. Tu pointes sans cesse l'endroit où ça fait mal, pour toi comme pour ton auditoire (« les gens m'aiment parce que je suis triste, alors pourquoi ils veulent que je change ? »). Et tour à tour extatique, taciturne, déprimé, euphorique, tu vis en chantant la mort.
Et puis, soudainement, la réponse définitive, la victoire totale. « Je suis venu vous voir » avance, glorieux, et toi Mano, simple homme, aboli toute frontière, d'abord homme, te transforme en ange, puis en dieu, défie la mort et la fait se taire définitivement. Il n'y aurait rien à ajouter à ceci. Pourtant, c'est toi même qui apporte la réponse, une réponse amère, défaitiste, « ça ne marche pas comme ça », dis-tu. « Je suis venu vous voir » n'est qu'un caprice mégalomaniaque, et c'est toi qui nous le rappelle, toi-même, alors qu'on était prêt à te suivre jusqu'au bout du monde. Quelle ironie.
Et après ces deux chansons, d'une force sans pareille, presque intolérable, voilà que tu quittes toutes ces idées noires, et que tu te mets à regarder par la fenêtre. « Novembre » est une renaissance, un message d'espoir, et le début de la seconde vie pour toi, Mano, une vie plus souriante, optimiste, ouverte sur le monde cette fois. Avec « Je sais pas trop », tu es allé au bout du chemin et tu en es revenu. Tu n'as pas trouvé de réponse à ton désarroi, mais tu as su t'en détourner, aller voir autre chose, d'autres chemins. En un sens, tu as vaincu ta mort. Qui peut en dire autant ?