S'il y avait bien un objet dont tous les fans des Cure rêvaient depuis longtemps au début des années 2000, c'était d'une compilation regroupant toutes leurs faces B. Officieusement, ce genre de choses existaient déjà chez les collectionneurs acharnés, sous forme de CD pirates, avec une qualité sonore pas toujours au top niveau ; officiellement, le maître mot, c'était l'éparpillement : pour écouter ces chansons, il fallait, la plupart du temps, posséder les vinyles correspondants ou des EP parfois obscurs ... Ou rester dans l'ignorance. Il était donc grand temps qu'un hommage moderne à cet aspect de leur discographie voie le jour. Ce fut le cas en 2004 avec le coffret « Join the dots » : quatre CD couvrant une vingtaine d'années de carrière chez « Fiction », pour soixante-dix titres au total, répartis chronologiquement, accompagnés d'un livret explicatif... Bref, de quoi s'amuser un peu !
Avant de plonger davantage ses mains, et surtout ses oreilles, dans ce coffre au trésor, petite explication additionnelle. Robert Smith a souvent souligné que lorsqu'il a commencé à s'intéresser à la musique, il ne se satisfaisait jamais du single, du morceau connu qu'on entendait à la radio ou à la télé ; il était toujours curieux, impatient même, de connaître l'autre face du vinyle, celle qui, selon lui, témoignait davantage de la personnalité de l'artiste : car les faces B étaient comme un mystère, des cadeaux bonus, non soumis au diktat commercial des maisons de disques. Pour lui, la b-side idéale était un titre spécialement créé pour l'occasion, un véritable reflet de l'inventivité du musicien, meilleur que la face A ; et, également, une sorte d'antichambre, de confessionnal, où celui-ci pouvait se livrer plus profondément, être davantage lui-même, sans crainte. Cette impression d'être un auditeur privilégié a tellement fasciné le leader des Cure qu'il a reproduit ce modèle, et en a fait une véritable philosophie pour son groupe. On en déduira que « Join the dots » est susceptible de contenir des pépites musicales ; on aura raison. Le comble, c'est que Smith a parfois poussé son concept jusqu'à son paroxysme, c'est-à-dire se retrouver, au moment d'élaborer ses tracklistings, dans la position du gars qui préfèrera inclure deux chansons moyennes dans un album, et conserver jalousement une autre de meilleure facture. Sa démarche est donc, dans certains cas, à double tranchant, car un peu trop extrémiste. Beaucoup de fans vous diront d'ailleurs qu'au fil du temps, ses choix se sont révélés de plus en plus discutables, et que des travaux justes bons auraient pu, s'il avait lâché du lest, devenir exceptionnels. Enfin, tout cela est tellement subjectif qu'il vaut mieux rester prudent avec ce type d'affirmations.
Quatre CD, donc, dans cette compilation ; et évidemment, tous sont de qualité inégale. Il est vrai qu'avec une telle profusion de titres, plus le fait que ce ne soit « que » des faces B, on pouvait s'attendre à pas mal de déchets... Mais ceux-ci sont relativement rares. En fait, il n'y a qu'un point négatif majeur : la plupart des habitués s'accordent pour dire que la quatrième galette est la moins réussie. Ce n'est pas qu'elle soit spécialement mauvaise, mais elle trahit un manque évident de cohérence par rapport aux précédentes, auquel il faut ajouter un côté « remplissage » un peu malhonnête (les remixes et / ou versions acoustiques couvrent tout de même une trop large part du gâteau). On restera pourtant satisfait des b-sides de « Wild mood swings » (en particulier « A pink dream »), de « Coming up » et « Signal to noise », ainsi que de quelques autres curiosités : « More than this » (composée pour la B.O du film « X-Files »), « World in my eyes » (une reprise pas déplaisante d'un classique de Depeche Mode), « Possession » (un inédit aux sonorités electro de la période « Bloodflowers »)... Allez, soyons fous, même « Just say yes – Curve mix » est plutôt une bonne surprise, puisque meilleure que l'originale.
En ce qui concerne les trois autres disques, il sera, en tout cas, bien plus difficile de dénicher de véritables défauts, et c'est avec un enthousiasme non dissimulé que l'on parcourra cette « discographie alternative ». Le premier, qui englobe les débuts du groupe et leur progressif couronnement vers le succès, est déjà d'une richesse stupéfiante, bourré de morceaux de qualité supérieure, foisonnants de créativité. Les angoisses, l'existentialisme et les délires psychédéliques de Smith s'y expriment sans complexes, que ce soit sur les cendres d'un mouvement punk à l'agonie (« 10 :15 saturday night », « Pillbox tales »), dans les contrées sombres et glaciales d'une cold-wave éphémère mais gravée au fer rouge (« Descent », plombée, ou « Splintered in her head », hantée par la folie), ou à travers des paysages exotiques et fantasmagoriques, tantôt ténébreux (« Just one kiss », « Lament », « New day », « A man inside my mouth »), tantôt lumineux, voire un peu barrés (« Mr pink eyes », « Throw your foot », « The exploding boy »). Le second et le troisième, quant à eux, sont un peu moins dispersés ; à quelques exceptions près, comme des reprises disséminées ça et là (« Hello I love you » des Doors, « Purple haze » de Hendrix, « Young americans » de Bowie), ils s'inscrivent dans une veine romantique qui fait la part belle aux sentiments, aux sensations, à l'émotion pure, avec des thèmes tournant autour des relations amoureuses, de la rêverie, de l'introspection. Et c'est un enchantement de tous les instants. Celles de « Kiss me... » et « Wish » sont, sans nul doute, les plus inspirées : on frise l'extase devant la beauté grandiloquente de « Breathe », la superbe tristesse de « A chain of flowers » et « Play », les déclarations poétiques de « This twilight garden » et « Halo ». Mais le pire, c'est que tout le reste est du même acabit, ou presque ; qu'il s'agisse de la tranquille mélancolie de « 2 late », de l'ambiance inquiétante de « Fear of ghosts », du rock torturé de « It used to be me » et « Burn » (B.O du film « The crow »), de la nostalgie contemplative et solitaire de « Ocean » et « Adonais »... La magie opère, et l'on est à ce point comblés que l'on oublie bien vite les petites imperfections qui traînent, et le dernier CD en demi-teinte. En fait, on serait même franchement partants pour une suite, un « Join the dots » n°2, qui, vu comme ça, pourrait être tout aussi intéressant.
Quoi qu'il en soit, si vous faites partie de ceux que les Cure n'ont pas encore totalement convaincu, je ne peux que vous recommander cette compilation, qui témoigne de la variété de leur style, de leurs capacités musicales, et achève, si besoin est, de rendre ce groupe entièrement crédible, respectable, incontournable. Smith a décidément atteint son but : faire de ses faces B un jardin secret, un Eden où chacune d'elle déploie sa magnificence, surprend, éblouit, et peut attirer dans ses filets n'importe quel amateur de pop.
Psychedeclic
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le 22 déc. 2011

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