LEMONADE
6.6
LEMONADE

Album de Beyoncé (2016)

"I was served lemons, but I made lemonade."

Depuis l'album 4 en 2011, Beyoncé a pris l'habitude de surprendre par ses projets, ses méthodes de promotion ou bien par sa musique et ses choix de collaborateurs. Signant un coup de grâce ultime en décembre 2013 avec un album visuel éponyme qui la voyait s'unir avec le producteur indépendant - et inconnu à l'époque - Boots pour proposer un R&B innovant très électronique, flirtant avec la musique urbaine mainstream et le alt-R&B naissant (The Weeknd, FKA twigs), la chanteuse américaine avait du pain sur la planche pour séduire à nouveau. Semblant amorcer un tournant hip-pop décevant sur ses dernières collaborations (Nicki Minaj, Naughty Boy) ou le très déroutant 7/11, Beyoncé a réussi une fois de plus à créer la surprise générale avec Lemonade, le meilleur album de sa carrière.


Si l'artiste a déjà su proposer des concepts originaux (l'album visuel pour BEYONCÉ, le double album pour I Am ... Sasha Fierce), Lemonade semble être son projet le plus pensé et le mieux construit. Outre le film l'illustrant, le disque se constitue comme l'histoire d'une femme noire trompée, qui passe de la haine aux larmes avant de pardonner son mari et d'atteindre la rédemption. Avec ce concept très fort, Beyoncé a encore une fois visé très juste, réussissant à captiver l'auditeur mais aussi l'attention sur un problème politique aux Etats-Unis.


L'ex-Destiny's Child plus que jamais par ce qui compte réellement : la musique. Signant l'album le plus court de sa carrière, Beyoncé ne laisse place à aucun temps-mort enchaînant intelligemment les pistes comme les scènes d'un film (coïncidence ?). Ce qui frappe lorsque l'on jette un coup d'oeil à la tracklist de Lemonade, ce sont les collaborateurs. Pas de Nicki Minaj, de Kanye West ou de JAY Z ! Non, la “Queen B” fait appel au rocker Jack White (surtout connu pour être la moitié de White Stripes), au rappeur engagé Kendrick Lamar, à l'ambassadeur de l'alt-R&B The Weeknd et enfin au crooner expérimental anglais James Blake. A la production, on retrouve certains de ses fidèles - Boots, Diplo, Mike Dean ou Hit-Boy - ainsi que des nouveaux venus comme Ezra Koening, Danny Boy Style ou le très en vogue Mike WiLL Made It.


L'union de ces noms très éclectiques se ressent dans la direction musicale de l'album : on retrouve le R&B mainstream de Beyoncé mais qui va cette fois aller toucher à d'autres genres. On retrouve des influences de reggae sur les productions de Diplo (Hold Up et All Night), de rock sur Don't Hurt Yourself ou de country et de jazz louisianais sur Daddy Lessons. Des influences qui font parti d'un ensemble très cohérent et qui semblent vouloir rendre hommage à la musique noir américaine, à l'heure où règne les conversations sur l'appropriation culturelle de celle-ci. Plus versatile que jamais, Beyoncé s'adapte à chaque genre et chaque émotion offrant des performances vocales surprenantes telle une actrice ou un caméléon. Tantôt délivrant un rap énervé, parfois montrant une fragilité qu'on ne lui connaissait pas ou utilisant la puissance de sa voix sur un hymne engagé, la chanteuse montre une palette vocale plus développée et mieux exploitée qu'auparavant. Le moment le plus surprenant vocalement du disque est, contre toute attente, le refrain très grave de 6 Inch avant d'exploser sur des couplets plus classiques mais très efficaces.


Tout comme BEYONCÉ, Lemonade marie des expérimentations avec des productions très urbaines et c'est là que l'album est véritablement fascinant. L'artiste va cependant beaucoup loin ce coup-ci proposant des idées qui pourraient très vite dérailler. Sur Hold Up Beyoncé mélange un refrain emprunté aux Yeah Yeah Yeahs, une production de Diplo et d'Ezra Koening, une composition de Father John Misty et le refrain du Turn My Swag On de Soulja Boy en guise de final. Criez au scandale pour ce gros patchwork de chansons détournées si vous le souhaitez, le moins qu'on puisse dire c'est que ce mélange absolument impensable de matériaux donne un titre très agréable, très accrocheur, qui reste vite en tête et qui ne semble pas être un mix entre quatre morceaux totalement différents.


Autres exemples d'expérimentations réussies : le sample de cuivres de SpootieOttieDopaliscious d'Outkast sur la superbe ballade infusée de reggae qu'est All Night (le meilleur morceau de l'album) ou bien la production titanesque de Formation. Apparaissant presque comme un bonus track, le titre qui peut paraître un peu hostile à la première écoute (une production de Mike WiLL Made It parmi des centaines) se révèle rapidement fascinant par ses trompettes par-ci, ses autres petits détails par-là qui en font un hommage à la musique noire, mais aussi son texte engagé.


Et Formation va me permettre de rebondir sur l'une des autres forces de Lemonade : son contenu lyrique. Morceau d'empowerment des noirs américains aux paroles franchement intelligentes - même si elles ne le semblent pas à première vue - (“I like my baby heir with baby hair and afros / I like my negro nose with Jackson Five nostrils / Earned all this money but they never take the country out me / I got a hot sauce in my bag, swag”), Formation permet de mettre en évidence le message engagé de Lemonade qui est très clair sur ce titre ou sur Freedom, une collaboration avec Kendrick Lamar faisant écho à To Pimp A Butterfly en mode Django Unchained. Si Beyoncé apparaît ouvertement engagée à travers ses textes, c'est aussi un contenu émotionnel saisissant qui ressort des paroles de Lemonade et qui va venir épauler le concept initial du disque. Commençant par le sublime et pourtant déchirant Pray You Catch Me (“Nothing else ever seems to hurt / Like the smile on your face / When it's only in my memory / It don't hit me quite the same”) et se terminant sur le chant d'espoir et de rédemption qu'est All Night (“Nothing real can be threatened / True love breathes salvation back into me / With every tear came redemption / And my torturer became a remedy”), l'album apparaît en soi-même comme un véritable scénario, une vraie histoire. Cette cohérence lyrique et musicale est bluffante même si l'honnêteté de Beyoncé est parfois mise en question. Après tout, en véritable businesswoman, l'artiste a tendance à utiliser ses paroles pour créer le buzz (“This is your final warning / You know I give you life / If you try this shit again / You gon lose your wife”, ou le fameux “Becky with the good hair”).


Mais après tout, à quoi bon s'arrêter à l'aspect commercial de Lemonade lorsque Beyoncé nous sort un album aussi bon ? Si la chanteuse texane a toujours été connue pour être une perfectionniste, elle n'a jamais atteint ce niveau d'excellence : son sixième album solo est porté par des productions très travaillée, efficaces et créatives ainsi qu'un contenu lyrique à la fois touchant, scénarisé et engagé. Lemonade est un album conceptuel très fort dans les trois sens du terme : il est intelligent dans sa construction et sa production, il représente un véritable parcours émotionnel et il est doté d'un aspect politique plus ou moins souligné mais cependant puissant. Une nouvelle fois Beyoncé surprend, mais cette fois c'est comme elle ne l'a jamais fait : en se présentant comme une femme noire blessée et non comme la “Queen B”. On est loin de ses hymnes “féministes” et ses ballades écrites avec Ryan Tedder, sur Lemonade l'artiste parle juste, elle parle vrai et même si ce n'est pas forcément le sien, elle peint un véritable portrait.


Le seul aspect relativement décevant de Lemonade est la partie visuelle : un film dans lequel Beyoncé met sa musique en relation avec des poèmes de Warsan Shire. Si le contenu est très juste renforçant le discours engagé de l'album et révélant sa possible inspiration, la présentation l'est un peu moins. La photographie a beau être très belle, la réalisation est parfois maladroite. On joue surtout sur des effets, des idées ou sur de l'esthétisme sans que les images aient véritablement du sens (on voit Beyoncé dans une chambre remplie d'eau, se balader dans les choix, se promener dans un parking ou dans une maison en flammes, etc.). On ne peut pas nier le travail qui a été mis dans le visuel mais là où les chansons de BEYONCÉ gagnaient beaucoup grâce à leurs clips, Lemonade n'y gagne pas grand chose, si ce n'est le discours politique de certains titres (Freedom et Daddy Lessons qui visent très justes). Le seul morceau qui gagne véritablement en émotion grâce à son visuel est Forward qui apparaît sur l'album comme une interlude prenant place après Sandcastles, une ballade classique mais puissante, et qui devient un vrai chant d'espoir pourtant très déchirant dans le film. Mais au final, les chansons sont en elles-même déjà très visuelles que Lemonade n'a pas besoin de toutes ces excentricités cinématographiques pour être fort.

killyourdarlings
9

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Créée

le 13 juin 2016

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Keith Morrison

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