Marche à l'ombre
7.5
Marche à l'ombre

Album de Renaud (1980)

Voyant que les gens autour de lui étaient affligeants de médiocrité, Molière avait pris le parti d’en rire. Renaud, lui, ne se contente pas de moqueries : il n’est pas contre une torgnole ou deux dans la gueule des « tocards » quand l’occasion s’en présente. Avec son quatrième album Marche à l’ombre, le Parisien rencontre un succès commercial grandissant (près de 750 000 exemplaires sont vendus) et il tient à réaffirmer son côté « mauvais garçon » en réaction aux critiques qui l’accusent de démagogie. Alors qu’il avait entrepris de démystifier sa personnalité avec « Peau Aime » sur son album précédent, il se reprend et donne des raisons à la société entière de le haïr avec le génial « Où C’est Qu’Jai Mis Mon Flingue ? » où il se montre encore plus radical et explicite que sur « Société tu M’auras Pas ». Sur « Baston ! », il semble faire l’apologie des bagarres sous prétexte de raconter l’histoire d’un énième pauvre type. Une nonchalance un peu insolente émane de ces chansons où il donne la fausse impression qu’il se fiche de tout jusqu’à la manière dont il chante, tant que l’inertie n’est pas de son monde. Enfin, notons que l’album est dédié au criminel Jacques Mesrine.


Les textes de Renaud, c’est un monde certifié cent pour cent réel, dans la droite lignée du roman balzacien, où chaque personnage est un archétype représentatif de milliers d’autres. « Mimi l’Ennui » est ainsi le portrait cinglant d’une jeune fille affreusement blasée et déprimante. Plus fort encore, Jacques Attali a confié qu’il échangerait volontiers cinq cents pages de sociologie urbaine contre la chanson « Dans mon H.L.M. », où chaque étage de l’immeuble est l’occasion pour le narrateur de décrire l’un de ses locataires. Du concierge taré au militant trotskiste en passant par le jeune cadre dynamique et les hippies, toutes sortes de profils y sont dépeints de manière personnelle et percutante. Une montée symphonique à la « Sympathy for the Devil » accompagne cette ascension du bâtiment pour rendre visite à Germaine, la "môme du huitième" que le public de Renaud connaît déjà. En outre, un nouveau personnage récurrent dans l’univers de Monsieur Séchan fait son apparition : que dire de Gérard Lambert, cet antihéros pitoyable qui en est ici à sa toute première aventure lorsque sa mobylette tombe en panne sur la route de Rungis. Pour rendre ses histoires drôles et captivantes, Renaud n’exclue rien en matière de péripéties, pas même l’arrivée inopinée du Petit Prince de Saint-Exupéry (qui se fait assommer avec une clé à mollette, soit dit en passant). Mais au fond, même si « Les Aventures de Gérard Lambert » peut être comparée à « Carmina Burana » pour son côté épique, ce Lambert reste n’importe qui.


Comme d’habitude, le chanteur offre un excellent cru avec de nombreuses chansons destinées à devenir des classiques. La toute première, qui donne son titre à l’album, est une petite merveille d’un genre inédit qualifié de « chanson de loubard », consistant essentiellement à rabaisser son prochain pour mettre d’autant plus en valeur sa propre médiocrité. Si quelqu’un vous importune dans votre vie, maintenant vous connaissez une litanie très efficace pour le faire déguerpir ou sortir de ses gonds (cela marche aussi avec la Mort, apparemment !). Passé ce "Marche à l'Ombre" devenu culte, les titres s’enchaînent avec fluidité et tout est à conserver précieusement. Jusqu’à la dernière chanson (peut-on appeler cela une chanson ?), l’hilarante « Pourquoi D’abord ? », où Renaud fait preuve d’une autodérision remarquable en imaginant un dialogue avec un enfant curieux, pour en venir à la conclusion que cette chanson est minable et n’existe que pour les impératifs de la production. Au passage, il en profite pour en remettre une couche contre les bourgeois et les curés. Avec cet album, il semble avoir enfin accepté le succès, savoir ce qu’on attend de lui, cautionner pleinement ses idées et refuser d’arrêter de surprendre pour autant.


Renaud est un artiste complet qui est capable de créer des chansons dérisoires aussi bien que des chansons sublimes. Quelque temps entre « Les charognards » bluffant de sincérité et le célébrissime « Mistral Gagnant », il compose et chante l’une des plus belles chansons françaises qui existent, à savoir « La Teigne ». Il y raconte l’histoire d’un jeune homme qui ne trouve manifestement pas une place acceptable parmi ses semblables, l’harmonica et la guitare acoustique venant sublimer le récit jusqu’à sa chute déchirante. Pour cet album, Renaud s’est entouré par la première fois de musiciens professionnels, ce qui se ressent au niveau de la qualité des compositions. Différents styles sont proposés avec autant de classe éhontée. Terrain de jeu privilégié pour bilingues, la ballade « It is not because you are » qui conduit à l’absurde dans la lignée de « Greta » est tout ce qu’il y a de plus mielleux (et parodique, heureusement). "My loving my marshmallow, you are belle and I are beau", difficile de ne pas se tenir les côtes à la première écoute de ces délicieuses paroles. Tout aussi légère sur le fond, « L’Auto-Stoppeuse » rappelle quant à elle le rock tel qu’il pouvait être entendu vingt ans plus tôt. Avec son riff à la Chuck Berry et ses chœurs à la Chubby Checker, cette chanson nous rappelle qu’on écoute un poète mais aussi un rockeur.


Marche à l’ombre est donc l’un des meilleurs éléments d’une longue série d’albums sans faute. On s’y promène comme dans un film qui met l’accent sur la « couleur locale », au gré des zooms et des travellings. Au milieu de cette galerie humaine, Renaud aménage des moments de rires et de pleurs, d’analyses poussées et de révoltes, comme il sait bien le faire. Alors que l’ère Thatcher-Reagan inaugure les années 1980, un mec avec un bandana rouge nous fait savoir qu’il n’est pas prêt de fermer sa gueule, et il a bien raison.

Créée

le 11 mai 2014

Critique lue 1.2K fois

7 j'aime

2 commentaires

Critique lue 1.2K fois

7
2

D'autres avis sur Marche à l'ombre

Marche à l'ombre
Billy98
10

Marche au soleil

Ah, Renaud... comment résumer sa renommée ? C'est le seul chanteur français à avoir carrément eu droit à son propre jeu vidéo... c'est aussi le seul capable de vendre des milliers de disques sur son...

le 9 févr. 2017

10 j'aime

5

Marche à l'ombre
Ashen
9

Renaud au Soleil.

Marche à l'ombre, je pense que c'est l'album de Renaud pour lequel tout le monde dira " Ah ouais j'connais cette chanson ! " si on énumère toutes les chansons. À part peut-être les deux dernières,...

le 15 mars 2012

8 j'aime

1

Marche à l'ombre
Kantien_Mackenzie
9

Renaud : humoriste, poète et sociologue

Voyant que les gens autour de lui étaient affligeants de médiocrité, Molière avait pris le parti d’en rire. Renaud, lui, ne se contente pas de moqueries : il n’est pas contre une torgnole ou deux...

le 11 mai 2014

7 j'aime

2

Du même critique

Starless
Kantien_Mackenzie
10

And the sign signals emptiness for me...

Si vous cherchez des réponses à des questions telles que… Pourquoi dit-on que l’Angleterre l’emporte largement sur la France dans le domaine du rock ? A quoi reconnaît-on une écriture surréaliste...

le 11 avr. 2015

48 j'aime

5

Rubber Soul
Kantien_Mackenzie
10

Introspection, psychédélisme et émancipation

1965 est une année décisive en musique, en particulier pour un quatuor déjà mythique qui livre en quelques mois d’intervalle deux de ses plus grandes pièces. Si Help! était le sommet de ce que John...

le 11 mai 2014

27 j'aime

1

Atom Heart Mother
Kantien_Mackenzie
9

Du psychédélisme au rock progressif

Tout le monde sait que Pink Floyd a réalisé "l'album à la vache", mais le contenu exact de cet album est injustement méconnu. Pourtant, c'est l'une des pierres angulaires du rock progressif,...

le 11 mai 2014

26 j'aime

1