Rarement un premier album de rap n'aura été si ambitieux et libéré à la fois. L'opus d' A Tribe Called Quest au nom imprononçable, est unique en son genre et recèle de subtilités ingénieuses rarement vu jusqu'ici dans le hip-hop. Considérée pourtant comme le premier et véritable ''âge d'or'', la sortie des '80s a vu les artistes rivaliser d'ingéniosité pour se démarquer. Marquant encore plus l'écart avec le style old school des débuts, tout en améliorant leur technique. De bonne augure pour les années 90 et le raz-de-marée rapologique qui s'en suivra. Sorti le 17 avril 1990, People's Instinctive Travels a pourtant été critiqué sur ce qui fait sa plus grande force ; son audace.

Le disque aura partagé les avis chez les critiques, certaines lui reprocheront d'être immature, ou d'avoir osé trop de choses, un comble. Des réserves qui s'ajoutent à des ventes décevantes dans les charts. Pourtant, l'écouter aujourd'hui n'est pas une plaie, bien au contraire. Les arrangements, les samples et les idées paraissent toujours aussi beaux et ne semblent pas datés. People's Instinctive Travels est d'ailleurs remarquable dans son homogénéité, bien qu'il pioche dans divers styles musicaux.

Datant du tout début de la décennie 90, le travail du quatuor s'inscrit dans la continuité du collectif Native Tongues. Ce n'est pas un hasard si le jeune Q-Tip était déjà présent sur les albums des Jungle Brothers ou de De La Soul. 3 Feet High & Rising, l'album de ces derniers a à coup sûr influencé ATCQ grâce à sa liberté et ses choix osés dans ses compositions. Ajouté à cela une attitude toujours aussi cool et détendue, et le groupe du Queens avait tout pour réussir un premier album audacieux et attachant.

Q-Tip, Ali Shaheed Muhammad, Phife Dawg et Jacobi vont même faire mieux que leurs acolytes, même si le niveau était déjà bien élevé. Avec People's Instinctive Travels, ils vont regrouper des influences et sonorités déjà entendues dans le hip-hop pour les façonner à leur manière. Grâce à un travail fou et décomplexé, ces découpages, ces samples, et ces sonorités vont donner un aperçu du hip-hop des années 90. Chez les rappeurs les plus relax et pacifistes du moins. De plus, le disque ne pouvait pas mieux annoncer cette nouvelle décennie et le métissage musical qui allait en découler. Il est le bol d'air frais que le rap avait besoin pour faire le premier pas et pour prouver qu'avec un peu de malice, tout était possible, même pour un album de rap. Surtout pour un album de rap.

Ce n'est pas pour rien que le bruit d'un nouveau-né soit l'une des premières choses que l'on entende au début de ''Push it along'', le titre d'introduction. A Tribe Called Quest se lance dans la musique, suivi de tout le hip-hop américain, prêt à renaître, se réinventer et à faire peau neuve. La suite du morceau ; un kick de batterie lancé pendant plusieurs secondes, des notes chaleureuses et la voix si caractéristique de Q-Tip, suffisent à se dire que People's Instinctive Travels va prendre soin de son auditoire et qu'il reste avant tout, un album de rap pur jus.

Même si les camarades prennent leurs aises avec les structures habituelles des albums. Rien que ce fameux ''Push it along'' dure 7mn42, ce qui, pour un morceau commençant un album, est osé. Mais ATCQ n'en a qu'à faire et à aucun moment dans cet opus, ces tours ne vont paraître lourds et de trop, bien au contraire. Les Français, plus que les autres, seront ceux qui ne trouveront encore moins de choses à reprocher à ces cool américains. Et ce dès les dernières secondes du premier morceau, où la Marseillaise est jouée, annonçant le titre suivant, le célèbre ''Luck of Lucien''. Si De La Soul avec ''Transmitting live from Mars'' avait déjà montré leur amour pour la langue de Molière avec ces phrases samplées sans queue ni tête, Q-Tip et ses partenaires prouvent une nouvelle fois l'amour entre les deux pays. Consacré au rappeur français des origines Lucien Revolucien, le titre voit Q-Tip s'essayer au français et Lucien crâner avec son french accent. Le tout sur une boucle très accrocheuse qui ne peut décidément pas laisser le public français de glace.

People's Instinctive Travels est ainsi ; une petite mine d'or de détails amusant et créatifs pour peu que l'on se donne la peine de les apprécier. Une fois dans l'état d'esprit adéquat, plus rien ne semblera étrange, pas même ces croassements dans le superbe ''After hours''. De ce joyeux patchwork musical de 64mn, trois singles ont vu le jour et se sont imposés comme des immanquables du hip-hop américain, chacun à leur manière. Le plus connu, est un classique parmi les classiques et a malheureusement fait reparler de lui suite à la mort de celui qui a donné l'une des boucles les plus connues du milieu, à savoir Lou Reed et son célèbre ''Walk on the wild side''. Devenu ''Can I kick it'', le morceau a plus que jamais quelque chose de spécial et montre que rap sait rendre hommage à ses aînés, même s'ils ne partagent pas la même musique. Le titre au refrain culte est la référence en matière de cool et assoit ATCQ comme un groupe de joyeux lurons. Il permet aussi d'entendre Phife Dawg, trop rare sur les 14 plages qui composent l'album, ce qui changera dès The Low End Theory un an plus tard.

''Bonita Applebum'', le premier single, voit Q-Tip draguer une demoiselle sur un air romantique, à l'extrême opposé du machisme nauséabond du gangsta rap des prochaines années. ''I left my wallet in El Segundo'', quant à lui se charge de montrer l'imagination débordante du groupe, qui n'hésite pas à mélanger storytelling et guitare mariachi. Le récit raconte le roadtrip du groupe en voiture à travers les USA, qui se perd, demande son chemin à un homme avec un sombrero, mange un repas payé par Q-Tip, qui en oublie son porte-feuille, distrait par une jolie femme. ''I left my wallet in El Segundo'' n'est qu'un exemple parmi tant d'autres de l'ingéniosité et de la créativité du groupe qui ne semblent s'imposer aucune limite, ce qui rend l'ensemble encore plus jouissif.

Même si des morceaux tels que ''Youthful expression'' (la politique), ''Pubic enemy''(le vote) ou le dernier ''Description of a fool'' (l'adultère), parlent de sujets un peu plus sérieux, donnant au rap d'ATCQ un air conscient, chaque thème est abordé avec la même approche drôle et décontractée que les autres titres. Q-Tip et Phife Dawg ne sont pas là pour plomber l'ambiance et ils le savent très bien. De toute manière il y aura toujours un titre pour changer radicalement de sujet et continuer l'écoute posée et agréable de l'album. A l'image du drôle ''Ham'N'Egg'' et les conseils culinaires des deux Mcs ou ''Rhythm (Devoted to the art of moving butts)'' qui se suffit à lui-même. Q-Tip et Ali Shaeed Muhammad réussissent à habiller chacun de ces sujets avec des samples à la fois funky, groovy et classieux surtout issus de la black music des '70s. Beaucoup d'effets présent sur cet album seront utilisés sur les prochains et deviendront leur marque de fabrique. Notamment le jazz qui est utilisé ici avec parcimonie et talent tout en annonçant The Low End Theory, et sa fusion plus importante entre les deux musiques.

People's Instinctive Travels and the Paths of Rhythm n'est pas qu'un album au nom à rallonge, c'est aussi une petite mine d'or pour quiconque aimerait se (re)plonger dans le hip-hop du début des '90s dans ce qu'il a de plus créatif. A la fois conscient, drôle, et imaginatif, le disque est l'exemple d'un hip-hop décomplexé et bariolé, qui n'a pas peur de tenter des choses plutôt que de rester sur ses acquis. Il s'apprécie de plus en plus avec les écoutes, et apporte toujours cette fraîcheur qui nous fait revenir vers lui, tel un voyage instinctif et cette recherche insatiable du rythme. Bienvenue dans le monde du hip-hop, A Tribe Called Quest sera votre guide dans ce pèlerinage.

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le 25 sept. 2014

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Stijl

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