« The end of all wanting is all I’ve been wanting / And that’s just the way that I feel » voilà ce que chante David Berman en ouverture de son dernier album : tragiquement, on doit admettre qu’il a été servi, puisque "Purple Mountains" aura été sa dernière création. Peut-être la plus belle, la plus touchante, la plus humaine : le disque d’une vie, peut-être… ou peut-être pas, mais de toute manière, il va bien falloir nous en contenter….


… Car le 7 août, nous avons appris que David Berman, « musicien, chanteur, poète et dessinateur américain particulièrement connu pour son travail avec le groupe de rock indépendant The Silver Jews », comme le résume si efficacement et si commodément Wikipedia, était mort. Suicidé. Pendu. Nous laissant désormais seuls face à ce "Purple Mountains" qu’on a immédiatement aimé, mais peut être légèrement sous-estimé.


Cela faisait près de dix ans que nous n’avions pas eu de nouvelles de David Berman. Dix ans que David avait passé, d’après ses dires, chez lui à Nashville, à LIRE. Bien sûr, il était inévitable que ce grand lecteur et passionné par les mots nous revienne un jour, avec de beaux textes qui lui permettent de dépasser des origines musicales « lo-fi indie rock / slacker » bien réductrices. Mais si, à 52 ans, certains atteignent la sagesse, une fois abandonnée derrière eux une existence de drogues et d’errance, d’autres, comme David Berman, semblent perpétuellement condamnés à la tristesse, dont ne les protègent ni la foi ni l’amour. "Purple Mountains" est tout sauf un disque « de la maturité », l’un de ces disques apaisés et positifs que nos héros musicaux ont réussi à nous pondre une fois atteint l’âge de la tranquillité. Non, il est a posteriori facile de le voir comme une prémonition, un avertissement : « Life is shit, and then you die », comme on dit en riant à moitié…


Marqué par le décès de sa mère, à laquelle il dédiait une chanson bouleversante ("I Loved Being My Mother’s Son", peut-être la plus belle jamais écrite dans le « genre »), et par sa séparation d’avec sa femme après 20 ans de mariage, David Berman nous avait donc envoyé ce "Purple Mountains" comme message : un disque profondément triste, mais un disque qui travaille la tristesse comme le meilleur matériau brut (le seul ?) disponible pour créer l’Art le plus noble possible. Si l’accompagnement musical est – au moins en apparence - le plus simple, un peu comme chez Neil Young, les mélodies sont irrésistibles, immédiatement mémorisables, et le chant est superbe. Il y a cette voix qui, comme chez Leonard Cohen (…auquel on pense obligatoirement du fait des références à Dieu et au judaïsme, mais aussi la précision de la description – souvent humoristique - du désespoir ordinaire), est à la fois profonde et forte, mais traduit une insondable fragilité, nous touchant en plein cœur.


"Margaritas at the Mall" est peut-être l’une des réussites les plus éclatantes d’un album rempli de chansons impeccables : sur une mélodie lumineuse, avec le renfort de trompettes mariachi, Berman nous assène une réflexion métaphysique de poids, avec toute la légèreté et la dérision qu’on a gagné quand on a dépassé la cinquantaine : « How long can a world go on under such a subtle god? / How long can a world go on with no new word from God? / See the plod of the flawed individual looking for a nod from God ».


Peu de gens le savent, mais David était le fils l’un des hommes les plus haïs – et dangereux – des Etats Unis, Rick Berman, un puissant lobbyiste aux méthodes extrêmes et au service des grandes corporations, surnommé « Dr. Evil ». On peut imaginer combien la haine de son père a pu se combiner avec une profonde culpabilité par rapport à ses origines, pour générer ce malaise existentiel et ce désir de transcendance qui ont illuminé toute la trajectoire de David Berman. On peut aussi imaginer pourquoi et comment il a pu vivre cette existence « en dehors du monde », à la recherche d’une vérité et d’une honnêteté qui la justifient enfin.


« If no one’s fond of fuckin’ me, maybe no one’s fuckin’ fond of me », concluait Berman dans la dernière chanson, "Maybe I’m the Only One for Me". Faux, David, on est tous foutrement amoureux de toi. C’est notre faute si on ne te l’a pas dit à temps.


« When the dying's finally done and the suffering subsides / All the suffering gets done by the ones we leave behind » ("Nights that won’t Happen") : oui, c’est bien nous, que David a abandonnés, qui allons souffrir.


[Critique écrite en 2019]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2019/08/10/purple-mountains-le-chef-doeuvre-testamentaire-de-david-berman/

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le 10 août 2019

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Eric BBYoda

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