A la sortie d'Enter the Wu-Tang (36 Chambers), le monde du rap n'était sûrement pas prêt pour ce qu'il allait entendre. Sortis du quartier crasseux de Staten Island les neuf shaolins rappeurs tout droit sortis des films de kung fu des '70s ont sorti micros et katanas pour montrer qu'ils n'étaient pas là pour faire de la figuration. Le public rap n'avait sans doute jamais entendu production aussi poisseuse, crade et bruyante, ajoutée à la furie et la hargne des neuf protagonistes. Et s'en remettre ne dut pas être facile. Les guerriers de la rime laissaient derrière eux la concurrence et les renvoyaient tous à l'entraînement. L’étendard marqué du W flottait fièrement dans les airs, signe de leur victoire implacable, qui en appellera beaucoup d'autres. Rien ne semblait pouvoir se dresser face à RZA, le maître à penser, qui imaginait déjà ses autres plans de bataille.

C'est alors qu'un des rappeurs samouraîs les plus féroces et fou de la nébuleuse en voulait plus, poussé par sa folie et son envie de toujours se dépasser. Supporter les camarades dans leurs excursions solitaires ne lui suffisait pas, ce qu'il voulait c'était laisser éclater ce qu'il avait en lui, quitte à devenir incontrôlable et que son action devienne irréversible. Une seule chose sur terre pouvait raviver cette démence, mais c'était insensé ; revenir au Temple Shaolin, l'ouvrir de nouveau, pénétrer dans les 36 Chambres et libérer une bonne fois pour toute leur énergie dévastatrice. Ce que les gens pensaient comme terminé, ne faisait que commencer. Devant un tel acte de folie, le shaolin rappeur riait . De plus en plus fort. Il savait qu'en pénétrant de nouveau dans ce lieu sacré, il allait entraîner des milliers d'innocents dans sa démence. C'est ainsi que le 28 mars 1995, naquit des ténèbres Return to the 36 Chambers : The Dirty Version, créé de toutes pièces par celui que tout le monde appelait Ol' Dirty Bastard.

Il était le plus instable de tous. Ses actions restaient toujours insaisissables et impossibles à prévoir. Tel un animal déchaîné il agissait à l'instinct. Un trop plein d'énergie qui demandait des ressources de plus en plus destructrices pour le maintenir en vie. Drogues, alcool étaient devenues son quotidien, le brûlant de l'intérieur, à petit feu. Mais poussé par une force et un mental dérangés il continuait de mener sa barque comme il l'entendait. Le retour au Temple Shaolin n'a fait que décupler cette puissance prête à tout emporter sur son passage. Dès l'introduction, le rappeur prenait le temps de quand même prévenir ses sujets et auditeurs sur ses bonnes intentions et prenait même la peine de se présenter sous leurs applaudissements. Mais la folie était d'ores et déjà perceptible. D'un coup, il se mettait à pleurer et à raconter une histoire sordide sur une femme de son passé, le tout sur une mélodie au piano. Difficile de dire s'il rappait, chantait ou perdait déjà la tête.

Pas le temps de se poser la question, déjà résonnaient des notes de piano jouées rapidement et de manière bizarre. La mélodie avait beau être décousue et squelettique, le groove était indéniable. Ol' Dirty Bastard était clairement lancé dans son grand numéro. ''Shimmy shimmy ya'' n'avait pas de structure à proprement parlé ; un refrain répété plusieurs fois, quelques phrases disséminées par-ci par-là, rien de ce que quiconque avait pu entendre auparavant. Le public se mettait timidement à bouger, comme intimidé par cette curiosité musicale. Il était alors sorti de sa torpeur par le bruit d'une explosion et de la bass la plus lourde qu'il n'avait jamais entendu. ''Baby c'mon'' venait de commencer et frappait déjà fort dans la tête de chacun. Ol' Dirty en profitait pour rappeler le nom de son clan tout en déclamant des rimes farfelues sur sa personne.

Tout ce spectacle gravé sur disque malmenait ses auditeurs, qui en redemandaient. Il n'y avait rien de comparable, même le premier disque de son clan paraissait mélodique et enjoué à côté. Le public se retrouvait perdu entre hésitation à bouger la tête, dégoût, bass assourdissante et lyrics sans queue ni tête. Tout comme son auteur, l'album était imprévisible. Il pouvait proposer des moments géniaux comme ''Brooklyn zoo'' et ses claviers une nouvelle fois sortis de nulle part. Seul comptait de bouger dans tous les sens ou se rompre la nuque à l'enchaînement du flow, de la drum et de la bass.

Il décelait des moments tout droits sortis de l'enfer, que même les plus sombres et lugubres légendes shaolins n'osaient évoquer. A l'image de ''Raw hide'' et ses claviers à filer la chaire de poule au plus téméraire des samouraïs. Attirés par le retour de la puissance des 36 Chambres, ses frères d'armes Raekwon et Method Man s'étaient alors joints à ce cataclysme mais ils n'étaient pas les seuls. Tapis dans l'ombre, GZA attendait le bon moment pour frapper de sa voix rauque et c'est sur le bien nommé ''Damage'' qu'il détruit la prod' plus énervé que jamais. Tous ses compères du crew étaient pris de cette même envie dévastatrice et rien ne pouvait les arrêter. Même si un chanceux avait pu arriver vivant jusqu'à la moitié du disque, après avoir survécu à la furie des différents flows de RZA, Killah Priest, Masta Killa et Buddha Monk sur le lancinant ''Snakes'', il se serait fait écorcher vif par le Bastard et le style incisif de Ghostface Killah sur le long ''Brooklyn zoo II (Tiger crane)''. La ligne de basse imposante se chargeant de lui faire perdre connaissance pendant plus de sept minutes. C'est alors sur le point de suffoquer que l'imprudent se retrouvera face à 60 Second Assassin, Killah Priest, Brooklyn Zu, Prodigal Sunn et du maître Dirty pour lui ôter tout espoir sur le violent ''Protect ya neck II the zoo''.

La puissance déployée par Ol' Dirty est à l'image de sa folie, parfois incompréhensible et il arrive que tout ce spectacle n'est plus aucun sens. A l'image de ''Drunk games (Sweet sugar pie)'' à la musique kitsch et niaise au possible, digne des pires groupes de R'N'B ou de pop allemande. Bastard se mettait alors à chanter tel un crooner complètement défoncé pour finir par ne plus savoir articuler et perdre complètement la tête.

Alors que le combattant de l'herbe Method Man venait de lancer la première attaque solitaire ciblée dans les charts, Ol' Dirty Bastard ne pouvait plus attendre plus longtemps. Il fallait que sa folie s'exprime. Augmentée grâce au pouvoir du Temple siglé du Wu-Tang, il venait de créer un album incroyable, aussi mémorable qu'incompréhensible, tenant autant du génie que du ridicule voire du foutage de gueule. Après cette démonstration, les portes du Temple Shaolin resteront fermées, mais il était trop tard, l'esprit du Wu-Tang était sûr de vivre pour toujours à travers ce disque aussi maudit que génial.

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le 23 août 2014

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Stijl

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