Singularity
7.2
Singularity

Album de Jon Hopkins (2018)

La musique électronique est un genre musical qui peut effrayer, dérouter ou rendre perplexe de par sa complexité et sa diversité. On ne compte plus les différents sous-genres de musique électronique aux noms tous plus exotiques les uns que les autres, et lire les descriptions d’artiste sur les pages spécialisées revient parfois à lire la description d’un bon vin : ça sonne bien, mais on n’y comprend rien.


Pourtant, au fil des années, j’ai appris à m’y repérer pas à pas et à identifier ce qui me plaît ou ne me plaît pas en musique électronique. Bien sûr, je suis loin d’être un spécialiste, mais je pense avoir compris que l’essence de la musique électronique tient dans l’intention de l’artiste. Pour être plus clair et éviter de s’y perdre, limitons-nous ici aux compositeurs de musique électronique. Je ne parle donc pas des DJs, ceux qui créent une histoire en faisant interagir des morceaux déjà produits, mais de ceux qui en créent de nouvelles à partir de leur imagination. On pourrait comparer un compositeur de musique électronique à un dessinateur. Comme un dessinateur, un compositeur de musique électronique a devant lui une page blanche et n’est limité que par son imagination. C’est littéralement un champ des possibles infini qui s’ouvre à lui, ce qui explique l’immense diversité des styles de musique électronique. Tout est possible en termes de rythme, d’influence, de sonorité, de distorsion, de texture, de format, de longueur etc. Ce qui compte donc, surtout pour les gens qui comme moi ne sont pas musiciens et qui ne peuvent pas juger techniquement le son, c’est l’intention qui se cache derrière la musique, c’est-à-dire ce que l’artiste veut transmettre, et l’impact que cela peut avoir sur l’auditeur. Et le compositeur de musique électronique dont nous allons parler aujourd’hui est celui qui a à ce jour le plus fort impact émotionnel sur moi.


Jon Hopkins est un musicien anglais de 38 ans aux multiples casquettes. Il est à la fois compositeur, avec cinq albums solos, deux albums collaboratifs et une bande originale de films, DJ en grand festival, et producteur pour d’autres artistes comme Massive Attack et Coldplay. Ayant été formé très tôt au piano, il garde de cette expérience un goût ambivalent pour la simplicité mélodique, qu’il aime souvent déconstruire au sein de boucles hypnotiques et imprévisibles, mais en gardant toujours en tête que l’émotion est ce qui compte le plus. Ce n’est pas le genre de compositeur qui va construire tous ses morceaux autour d’un « drop », il est souvent plus intéressé par le voyage que par la destination, ce qui fait qu’on le range souvent dans le genre musical « IDM », soit Intelligent Dance Music, en opposition à l’« EDM », Electronic Danse Music. Deux dénominations qui ne veulent plus dire grand-chose et qui sont souvent décriées de part et d’autre, mais qui peuvent être illustrées par exemple simple. Prenez le morceau Opus d’Eric Prydz, l’un des morceaux d’EDM que je préfère : c’est un titre extrêmement efficace, parfaitement construit autour de multiples drops, c’est-à-dire les moments où toute la tension culmine en un moment cathartique qui s’adresse principalement au corps. Ecoutez le remix qu’en a fait Four Tet, figure majeure de l’IDM : c’est plus confus, les couches sonores se superposent pour créer un mouvement en constante évolution, puis la tension établie tout au long du morceau ne se relâche étrangement pas en un énorme drop, mais semble juste s’évanouir au loin. C’est le genre de musique moins immédiate, plus cérébrale, qui ressemble davantage à ce que peut produire Jon Hopkins. Soyons clairs : il est plus difficile de danser sur du Jon Hopkins que sur du Avicii.


Pourtant, cela ne l’a pas empêché de gagner une vraie notoriété qui dépasse aujourd’hui les frontières de la musique électronique. Le tournant de sa carrière se situe en 2013 avec la sortie de son quatrième album Immunity, qui a rencontré un immense succès critique et qui a permis à de nombreux nouveaux auditeurs, moi y compris, de découvrir sa musique. Immunity est un album difficile à décrire, une vraie odyssée sonore qu’il est préférable d’écouter en entier, au casque, les yeux fermés. Comme l’a témoigné Jon Hopkins en interview, c’est vraiment avec cet album qu’il a pu trouver pour de bon sa patte, son univers sonore. Singularity, nouvel album sorti le 4 mai 2018, est dans la droite lignée de son prédécesseur, tout en proposant une aventure encore plus complète et immersive.


Pour comprendre Singularity, il est nécessaire d’aborder le contexte dans lequel il a été réalisé. A l’annonce de l’album, Jon Hopkins déclara que le projet sommeillait en lui depuis une quinzaine d’années, mais qu’il n’avait pas pu en accoucher faute de moyens techniques pour le réaliser. Après avoir sorti Immunity et l’avoir interprété intensivement sur scène, il est entré une longue phase de doute. Incapable de continuer à écrire de la musique dans son petit home studio londonien, il s’est exilé en Californie, a construit un nouveau studio et a expérimenté un nouveau logiciel de composition, Ableton Live. Au-delà de ces aspects techniques, ce temps passé en Californie a aussi été pour lui l’occasion de pratiquer la méditation transcendantale et de se plonger dans les substances psychotropes naturelles type champignons hallucinogènes. Ce cadre nouveau, marqué par des expérimentations psychiques, lui a permis de booster sa créativité, de retrouver goût à la composition, et d’enfin retranscrire en musique cette histoire qu’il avait en tête depuis tant d’années.


La façon de composer de Jon Hopkins est assez singulière, car il se repose beaucoup sur l’improvisation pour créer ses morceaux, mais est aussi un grand perfectionniste qui va retravailler encore et encore les premières chutes improvisées pour parvenir à retranscrire parfaitement ce qu’il a en tête. Il est également doté d’une forme de synesthésie qui lui permet selon lui de visualiser la musique sous la forme d’objets tridimensionnels , et peut passer des semaines entières à modifier les textures sonores de ses morceaux pour qu’elles soient fidèles à son esprit.


Car c’est bien cela l’intention qui se trouve derrière Singularity. Jon Hopkins veut embarquer l’auditeur dans un voyage venu tout droit de son esprit, une histoire tumultueuse faite de rêves, de cauchemars, de renaissance, de rédemption et de contemplation. Court de neuf morceaux et long de plus d’une heure, l’album est construit en deux parties bien distinctes de chacune quatre morceaux, le morceau central Feel First Life faisant office d’une transition que nous rons plus tard. La première partie est celle de la puissance, du tumulte, de l’explosion, des boucles technos répétitives, quand la deuxième partie est celle de la redescente, de la contemplation, celle où les sonorités technos laissent place au piano et à la musique électronique qu’on appelle « ambient music », popularisée notamment par Brian Eno et Aphex Twin.


La première partie du disque commence avec le titre éponyme, peut être le plus répétitif et le plus puissant de l’album. On entend le tonnerre au loin, puis nous voilà embarqué dans un trip sonore de six minutes entêtant, abrasif, qu’il convient d’écouter le plus fort possible. Une introduction parfaite. Suit à cela Emerald Rush, premier extrait paru de l’album et sûrement celui qui le représente le mieux. Commençant par une douce introduction au piano, le titre évolue ensuite en un objet sonore non identifié, une formidable aventure sonore ponctuée de voix oniriques et de textures sonores en évolution constante.


Nous voilà ensuite arrivés à Neon Pattern Drum, peut être le titre le moins accessible de l’album, décrit par Jon Hopkins comme sa vision toute personnelle de la trance. Combinant les mesures 4/4 et 5/4, ce titre est assez imprévisible, et je me surprends à le redécouvrir à chaque écoute. Arrive enfin la pièce de résistance de cette première partie, celle qui va vous hypnotiser peut-être, vous fatiguer sûrement, et qui appelle à un nécessaire changement. Décrit par Jon Hopkins comme « a massive techno bastard », le titre Everything Connected est en effet une longue plage sonore assez répétitive qui semble s’affranchir du temps et de l’espace. S’il contient aux alentours de 02:20 le passage le plus simple et accessible de l’album entier, ce n’est qu’un leurre, comme l’est l’apparente fin du morceau vers 07:00. Non, ce titre n’est pas là pour nous ménager ni nous satisfaire d’un beat simpliste. Comme l’illustre le clip de la version courte du titre, cette musique est comme un virus qui ne cesse de s’épandre en nous jusqu’à nous vider de toute notre énergie.


Comme je le disais, cette fin de première partie appelle à un changement, une évolution. Je ne pense pas qu’il aurait été dans l’intérêt de l’auditeur de de se voir proposer le même genre de sons pendant encore trente minutes. N’oublions pas que Jon Hopkins est là pour raconter une histoire, et qu’il possède plus d’une corde à son arc.


Quoi de mieux que le titre de transition Feel First Life pour s’en rendre compte. Après nous avoir bousculé pendant quatre titres, Jon Hopkins nous offre un doux moment de calme qui commence paisiblement au piano puis qui s’élève vers un moment d’une beauté sans nom. A partir de 02:45 émergent en effet les voix d’une chorale qui semblent avoir été cachées jusque-là et qui montent en grâce jusqu’à la fin du morceau. Je ne peux qu’être submergé d’émotions à l’écoute de ce titre sublime, qui prend encore une dimension supplémentaire lorsqu’il est écouté dans le cadre de l’album entier. Une vraie délivrance.


Les quatre derniers titres de l’album constituent donc cette deuxième partie plus ambient, plus calme, hautement contemplative. Si elle me touche moins personnellement et que je trouve qu’elle pêche un peu par sa longueur, elle est néanmoins nécessaire et fait partie intégrante de l’expérience sonore qu’est Singularity. Le premier titre C O S M porte bien son nom, en ce qu’il évoque un voyage cosmique sans but particulier. Ici, c’est très clairement le voyage qui compte, et non la destination. Délicat et subtil, ce titre requiert une écoute très attentive être apprécié pleinement. Vient ensuite Echo Dissolve, le titre le plus court de l’album. Composé entièrement au piano, il reprend les notes de l’introduction d’Emerald Rush en les dépouillant de toute fioriture. C’est le moment le plus calme de l’album, le plus nostalgique certainement, le moins marquant aussi.


Avec Luminous Beings, l’anglais propose ensuite le titre le plus long de l’album et celui qu’il décrit comme le plus personnel qu’il ait composé jusqu’ici. Nous sommes ici en pleine contemplation, comme le suggère le clip de la version courte du titre. On imagine bien Jon Hopkins contempler le ciel étoilé lors d’une nuit hallucinée et s’imaginer ces êtres lumineux danser devant lui. Sans direction précise, ce titre s’étend sur près de douze minutes et propose une expérience sensorielle qui, il est vrai, aurait pu être raccourcie de quelques minutes pour être plus marquante. Mais ce n’est pas l’efficacité que recherche le musicien : il veut retranscrire en toute sincérité ce qu’il a pu ressentir lors de ces moments contemplatifs, aussi longue l’expérience soit-elle. L’album se clôt enfin avec Recovery, un titre enregistré sur le piano que Jon Hopkins possède depuis l’âge de quatre ans. C’est une douce et jolie conclusion, agrémentée vers la fin des hululements d’une chouette, comme si nous étions toujours plongés dans cette nature explorée lors du précédent titre, et qui se clôt sur la même note que celle qui ouvre l’album avant de laisser sa place au silence, tout simplement.


Singularity est donc un album complexe, exigeant et unique. Il se démarque franchement de son prédécesseur par sa deuxième moitié et propose à l’auditeur une expérience sonore complète. Cet album ne pourra pas plaire à tout le monde, et n’est sûrement pas fait pour être écouté en arrière-plan d’une soirée festive. C’est une œuvre sans compromis, qui a été conçue pour être écoutée d’une traite, et qui cherche à parler à l’imagination, à l’esprit de son auditeur. On sent que Jon Hopkins a voulu pousser chaque détail au maximum pour proposer une expérience fidèle à ce qu’il avait en tête. Cela va même jusqu’à la pochette de l’album, dont les montagnes représentées sont en fait une juxtaposition visuelle de différents paysages qu’on retrouve aux Etats-Unis, et dont le ciel est parsemé d’étoiles qui sont placées de telle sorte qu’elle représentent la forme de la DMT, la “molécule de l’esprit” que l’on retrouve dans de nombreuses substances psychotropes.


Personnellement, je trouve cet album très inspirant et il m’est arrivé parfois de longuement délirer à la fois sur le sens caché de tel ou tel morceau et sur l’histoire globale que raconte l’album. Rarement un album n’avait autant stimulé mon imagination. Je ressors de cette expérience encore plus admiratif de Jon Hopkins, musicien qui a le don de créer des univers sonores uniques, pleins d’émotion et de créativité.


Alors bien sûr, je serai globalement toujours plus sensible à la guitare électrique ou au piano qu’aux sonorités électroniques, comme je serai globalement toujours plus sensible aux acteurs qu’aux personnages de dessin animé. Pourtant, il arrive que des albums de musique électronique viennent bousculer l’ordre établi et me marquer durablement, comme certaines œuvres animées telles Princesse Mononoké ou Bojack Horseman ont pu le faire. Singularity est album de cette trempe, et je vous recommande de vous y plonger, de vous y perdre et de vous y évader.

Stéphane_Prouvost
9

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le 4 juin 2018

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