Sleep Well Beast
6.9
Sleep Well Beast

Album de The National (2017)

Une question m'a toujours occupé l'esprit, et ce depuis que je suis tombé sur la musique de ce quintet américain nommé The National : pourquoi m'attirent-ils autant ? Car si l'on écoute ses détracteurs, The National se résume à du rock indépendant plat et sans goût, fait par des vieux pour les vieux, bons à rien si ce n'est à t'aider à trouver le sommeil, destiné à ton papa qui n'est pas assez cool pour suivre les dernières tendances musicales qui s'éloignent un tant soit peu de la formule de rock générique et accessible. On dit souvent en effet que The National ressemble à tout et à rien à la fois. Rien ne les distingue, Alligator serait un Turn On The Bright Lights bon marché, Boxer serait un Perfect From Now On avec 10 ans de retard, High Violet serait un You Forgot It In People démodé, et Trouble Will Find Me serait une pâle copie de tout ce qu'à pu faire The National jusqu'à ce jour, c-à-d rien de mémorable. Et si ....


Et si The National était la synthèse de tout ce que l'on avait toujours voulu entendre d'un groupe de rock indé sans jamais oser le reconnaître ? Et si The National avait en fait cristallisé le son des deux premières décennies de ce troisième millénaire de par ses albums ? Et si The National était en réalité la synthèse du modèle le plus parfait de notre représentation la plus parfaite de notre groupe de rock indépendant parfait ? Dès fois, je me pose ces questions très sérieusement. Et même que dès fois, en écoutant leurs albums, j'y réponds par la positive.


Sleep Well Beast ? Un argument de plus en faveur de ma thèse. Un album de plus qui vient consolider ma perception de The National. Un parcours sans faute, parfois redondant - oui -, mais immanquable, essentiel, complet, excellent. Il est avéré que Matt Berninger et sa bande est le genre de bail hit-or-miss. Quand ça miss, c'est foutu : tu détestes du plus profond de ton être The National, qui selon toi ne mérite en rien sa notoriété. Tu t'endors à l'écoute de Fake Empire ou Bloodbuzz Ohio. Tu ries au nez de tes amis qui déboursent quarante balles pour voir une bande de quadragénaire se dandiner sur la scène de la plus grosse salle de ta région. Tu ries, mais dans le même temps, tu les envies. Et tu maudis toutes les fois où The National n'a pas hit. Ou peut être que tu ne les maudis pas, et que tu ne sais pas ce que tu rates. "Heureux sont les ignorants", tu ignores le malheur que c'est de ne pas être en phase avec un groupe d'une qualité à la constance parfaite. Car quand tu aimes The National, c'est pour la vie. Depuis 15 ans maintenant, ils régalent leur audience à coup d'albums bercés entre un post-punk doux et une pop de chambre qui ferait pâlir Tindersticks. Chaque mot prononcé par la voix caverneuse et mélancolique Matt Berninger te fait chavirer. Chaque coup de baguette déposée par Bryan Devendrof est une dose de dopamine qui s'injecte délicatement dans l'arrière de ta tête. Chaque dialogue entre les cordes des jumeaux Dessner est la grâce incarnée dans le son d'un piano ou d'une guitare. Pour toi, comme pour moi, le cycle triennal des sorties du groupe originaire de Cincinnati est aussi essentiel que le croissant chaud et doré qui accompagne tes déjeuners chaque matins. On pourrait pas faire sans. Et à choisir entre les deux, je jetterais volontiers mes viennoiseries à la poubelle si c'était pour les sauver.


Déjà trois paragraphes se sont écoulés et je n'ai toujours pas touché un mot au sujet de Sleep Well Beast. Quel groupie je fais. On attaque : Sleep Well Beast est-il bon ? Est-il un bon album de The National ? A votre avis ...


Il est fantastique.


Sleep Well Beast s'ouvre avec Nobody Else Will Be There. Percussions discrètes, sifflement quasi imperceptible, quelques accords de piano, ça y est : ça commence. On entend sur ce premier morceau le baryton nous parler de son envie de s'évader du bruit et de la foule, son envie de trouver un coin chaud et calme pour se consacrer à son couple, loin de la ville, à la maison. "Goodbyes always take us half an hour / Can't we just go home?". La mélancolie est de mise, piano et violon y aident. La ballade est mémorable et n'annonce que du bon pour la suite des évènements.


Retournement de situation : "I dont need you, i don't need you". The Day I Die change le ton et se lance dans une hymne post-punk avec un riff sévère et un rythme soutenu. Le morceau référence plaisamment Bloodbuzz Ohio ou Val Jester. C'est tout bon, on tape du pied au rythme de la batterie effrénée, on se prend directement au refrain, puis on fait attention aux paroles. L'atmosphère n'a pas pas changée, Matt est encore sur le thème du confinement, de l'impasse, il parle de mort, d'amour et de distances. Parfait.


La route continue avec Walk It Back, s'ouvrant sur un bruit de synthé. The National expérimente, que voulez-vous. C'est électronique, intime, on continue dans le thème de la dépression ("Until everything is less insane / I’m mixing weed with wine"). Cela se termine avec un sample d'une interview de Karl Rove, toujours dans le sobre et le théâtral à la fois.


The System Only Dream in Total Darkness entame enfin le sujet politique. The National sont des libéraux, aussi surprenant que cela puisse paraître étant donné leur nom (extreme joke). Le morceau est délicieux et nous offre un fameux solo de la part de l'un des frères Dessner (je ne sais lequel joue de la guitare, excusez mon ignorance). Son refrain est l'un des meilleurs de l'album ("I cannot explain it / Any other, any other way"). Les paroles font écho à l'échec du système américain et à la défaite d'Hillary Clinton.


S'en suit deux morceaux relativement faibles : Born to Beg et Turtleneck. Le premier est très calme, joue sur le piano et le drame, et consiste en un essai sur le fait d'être en couple avec quelqu'un meilleur que soi. Le deuxième quant à lui est assourdissant par rapport au reste. Turtleneck parle de l'embarras de porter un pull à col roulé, rien de plus rien de moins. On se rappellera à l'occasion de la célèbre photo de The Rock à ce sujet, on esquissera un sourire, puis l'on passe à la suite.


Empire Line s'empare alors du thème du sommeil, du rêve, qui parait central au vu du nom de l'album, Sleep Well Beast. Le morceau dessine le paysage morose d'un voyage en voiture. C'est beau, le refrain est apaisant, le jeu de batterie de Bryan est à son apex, partagé entre énergie et sobriété.


I'll Still Destroy You constitue l'un des sommets de l'album. La partie instrumentale est reposante, constituée de sons de carillons, avec un côté drone. Le texte est vague, prête à de multiples interprétations, le refrain est excellent ("This one's like the wilderness without the world / I'm gonna miss those longs nights with the windows open"), et le morceau se clôt dans le bruit et la fureur.


Guilty Party revient dans le climat de calme et de paix qui caractérise l'album. Enfin, une paix noyée dans les doutes, la tristesse, le déchirement. Les paroles nous introduisent le contraste entre elle, endormie, et lui, qui ne trouve pas le sommeil. Guilty Party est une métaphore sur un amour qui se meurt sans raison apparente. Tout couple est destiné à périr, car l'amour va et vient. Ce texte est assez déchirant, tellement il est morne et loin de l'idéal que l'on se fait d'un idylle éternel. Parenthèse personnelle : le morceau m'a particulièrement touché ; ma copine s'endort toujours très vite, pendant que moi je suis condamné à des nuits d'insomnie. Je finis par dormir le jour, elle la nuit. Ca a toujours été un motif de dispute, on peut dire que Matt Berninger m'a bien ciblé sur ce morceau (snif).


L'album touche lentement à sa fin, Carin At The Liquor Store entre en jeu. Carin est la mère des frères Dessner. La raison de cette chanson est peut être que le monde entier a pensé, après la chanson que l'on retrouve sur Alligator, que son prénom s'épelle "Karen". Non non, la maman Dessner s'appelle Carin. Et plus loin que de rétablir l'orthographe de son nom, Carin At The Liquor Store est un hommage à la mère des jumeaux, décédée d'un cancer cette année. Aaron trouve tout de même judicieux d'y placer un jeu de piano assez gai, pour contrebalancer l'atmosphère sombre et douloureuse de la chanson.


The Dark Side of the Gym, l'avant-dernier morceau de l'album, est une anomalie pour The National : c'est une chanson d'amour toute simple. Aucune rupture à l'horizon. The Dark Side of the Gym est innocent, simple, relativement joyeux et tout à fait adorable. Le refrain se résume à un "I'm gonna keep you in love with me" répété encore et encore. L'outro fort en violons reste dans le domaine du sublime, comme le reste de la chanson.


L'album se clôt avec un morceau éponyme, qu'on pourrait élégamment traduire par "Dors bien, connard". Sleep Well Beast rend compte de la situation d'un couple ne sachant plus trop où ils en sont, les évènements les dépassant. La journée touche à sa fin, il est l'heure de se dire bonne nuit. Le monsieur et la madame semblent être distants, voire se détester, et pourtant semblent s'aimer tendrement. Une relation amour-haine ? Non, l'amour semble prendre le dessus. Le "beast" relève plus de l'affection que de l'insulte, et la ligne "i'll still destroy you" de la private joue (espérons-le pour eux).


C'est sur cette note attendrissante, quoique brumeuse, que se ferme l'album. Les morceaux pris séparément vont du bon vers l'excellent, mais c'est en tant qu'ensemble que brille Sleep Well Beast. L'atmosphère dramatique et caustique que pose Matt Berninger au fil des textes est réussie, jonglant avec la satire et le sérieux, le politique et l'insouciance, le réel et l'idéal, l'amour et la mort. L'instrumentation est variée, avec des soupçons d'électronique et de synthétiseurs, un semblant d'orchestre symphonique lorsque les violons s'élèvent par delà les guitares, un combo basse-batterie relaxe et énergique (le tout à la fois, oui oui), et un piano prédominant qui donne à l'album une structure solide et efficace. Sleep Well Beast ne s'éloigne pas de trop des deux sorties précédentes du groupe. Si je devais me prononcer, il serait égal à High Violet, et probablement supérieur à Trouble Will Find Me. L'écriture de Matt est la véritable force de l'album, ici, et place Sleep Well Beast au sein des meilleurs sorties des cinq boys de l'Ohio.

Gargantues
9
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le 8 sept. 2017

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