Un monument du rock expérimental qui effraie au premier abord par sa longueur : deux heures et demi découpées en deux CD - ou quatre LP dans sa récente version vinyle. Après avoir passé la courte introduction faussement rassurante, Red Velvet Corridor, Soundtracks for the Blind se révèle être une boîte de Pandore qui inonde l'auditeur d'une noirceur cryptique dès la seconde piste, I Was a Prisonner in Your Skull.


Morceau qui résume bien ce disque : intitulé fascinant, introduction drone vite perturbée par l'immersion d'un sample vocal angoissant, avant la progressive arrivée d'une batterie implacable. La stupeur fait suite à l'effroi quand se succèdent cet étrange pipeau, ces nappes douces, ces percussions macabres et cette voix nous expliquant : "Everyone knows that I am fucked up. But, does everyone know that you are more fucked up than me ?" - enregistrement pris par le père de Jarboe, travaillant au FBI.


Soundtracks for the Blind est ainsi en réalité une succession de travaux sonores de Michael Gira et Jarboe, de collages sonores sélectionnés et sublimés pour fournir ce monolithe homogène. D'où le terme post-rock, puisqu'on se rapproche plus d'une oeuvre de plasticiens que de travaux d'un orchestre de rock classique.


Swans laisse ici davantage d'espace au dark ambient le plus insondable, assumant encore une fois son intention d'un rock ritualiste. L'ambiance de ces expérimentations est principalement sculpté à la glaise par le drone de ces guitares noise au son brut toujours impeccablement bouillant. En prenant soin de n'apporter aucun indice sur le paysage dans lequel l'auditeur aveugle est embourbé. Aveugle, comme le père de Gira lui-même l'explique dans How They Suffer, juste avant l'irruption de ces nappes de synthé, qui ont probablement inspiré Akira Yamaoka dans sa conception de la brume sonore de Silent Hill 2.


Si l'oeuvre est une surprise perpétuelle lors d'une première écoute, la piste la plus surprenante est sans nul doute Volcano. Au milieu d'un cauchemar insondable de noirceur pure, une clarté pop émerge assez rapidement. Des beats de dance music emportent pour quelques minutes l'auditeur, définitivement perdu. Mais c'est un faux-semblant : derrière les paroles mignonnes de Jarboe se dissimulent l'un des morceaux les plus inquiétants de l'album. Sorte de Björk au ton misanthrope, Volcano conserve les sonorités drone et noise qui pullulent partout ailleurs et joue du rembobinage pour désorienter encore et toujours le pauvre hère.


Si toutes ces expérimentations constituent la matière première alimentant Soundtracks for the Blind, oeuvre la plus ambitieuse de Swans, il ne s'agit pas de ses pièces maîtresses. Juste avant Godspeed You! Black Emperor, Michael Gira et son joyeux orchestre ont inventé le post-rock dans sa dimension que certains appelleraient "crescendocore". Helpless Child et The Sound sont les deux bijoux de Soundtracks for the Blind. Le premier par sa construction. Il entame son voyage par un couloir d'ambient dirigeant vers une ballade folk aux paroles superbement tragiques. "You drunk me with kindness, so I could pretend I exist." Paroles qui finissent par brûler dans la distorsion au cours d'une cérémonie occulte sublimée par un orgue gothique au pouvoir presque transcendantal.


Le second bijou de pur post-rock marque par son concept et son interprétation brillante. Il s'agit simplement d'un crescendo de deux notes débutant par un calme xylophone et une guitare au doux reverb. Mais deux notes qui atteignent une intensité qu'aucun des titres de l'excellente résurrection du groupe (The Seer, To Be Kind, The Glowing Man) n'a pu égaler. The Sound est autant la plus violente éruption volcanique que l'orgasme le plus tragique. Rien ne semble pouvoir arrêter cette construction de rage sur laquelle viennent s'accumuler des guitaristes molestant leurs cordes comme s'il s'agissait de leur dernière occasion de jouer. Treize minutes d'extase qui ne sont interrompues que par un brutal retour à la plénitude de son xylophone. Et Gira, épuisé, lance un énigmatique mea culpa destiné à sa mère.


Ces deux pistes, même si elles sont les plus longues, pourraient d'ailleurs s'avérer être les plus accessibles de l'album, en particulier auprès des amateurs de GY!BE, Mogwai ou toute la vague d'artistes qu'ils ont pu inspirer. Car Soundtracks for the Blind n'est pas un album immédiat. Il est difficile à digérer, il est même difficile à avaler. C'est un disque qui nécessite de la patience alors que s'effectue la terraformation de sa sensibilité envers ce type de cataclysme bruitiste. Il vaut mieux commencer par les précédents.


Mais ce serait une erreur d'ignorer ce classique du rock expérimental qui ne souffre que d'un final s'essoufflant et bégayant quelques idées. Et ce serait une nouvelle erreur de passer outre le live Swans Are Dead qui a suivi, puisqu'il apporte une dimension scénique dévastatrice à certains de ces morceaux tout en bouclant la boucle en revenant aux origines du groupe. Avant un hiatus de douze ans.

Opotiti
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le 17 juin 2020

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Boris Minéral

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