Zénith - Lento I, Sostenuto Tranquillo Ma Cantabile, Gorecki (1976)

Un souffle abyssal gronde. Les vents se lèvent. Cors, trombones et hautbois amplifient un son buriné et profond qui semblerait presque revenir des entrailles de la terre. Parallèlement, les plus graves des cordes soutiennent l'énergie d'une sonorité légèrement plus haute que la précédente. Contrebasses et violoncelles s'emploient à dilater davantage l'espace sonore, surplombant d'une gamme les souterrains des vents. Une seule note, franchement grave pour la première strate et relativement médium pour la seconde strate, est tenue en constante ; elle précède une voix soprano aérienne qui attend sa relance après l'instant d'un silence qui vient de ponctuer la reprise du souffle. S'immisçant dans les vents, s'ajoutant aux cordes, la soprano amorce le crescendo. La texture de la voix offre à l'évidence une nouvelle configuration de l'espace sonore, avec une élévation d'autant plus manifeste qu'elle se rapproche graduellement des aigus.
En ce sens, trois strates viennent appuyer la montée vers le Zénith. Les vents convoquent le point le plus bas (Nadir), les cordes le point intermédiaire (Interzone) et la voix soprano le point le plus haut (Zénith). Ce passage nous accompagne ainsi au cœur d'une ascension fulgurante, durant laquelle la voix se trouve simultanément élevée par sa puissance aiguë progressive, mais aussi par le socle dur et solide des vents et des cordes sous-jacentes. En effet, tout l'arrière plan sonore délimite un cadre qui s'agrandit de tous ses angles puisqu'il est intérieurement surchargé de la voix soprano qui, à l'image d'un ballon de baudruche, n'attend que d'éclater dans sa totalité afin d'atteindre l'inextinguible : Dieu.
Cette ascension vers l'Infini, au-delà d'être un décollage musical dantesque du sol humble à l'écrasante exosphère, traduit surtout le paroxysme émotionnel du personnage qui donne la vie : la mère. Avant le Zénith, les paroles reprises des chants lysagora permettent à la soprano d'associer à son apothéose harmonique une puissance de sens qui ramène à un sentiment océanique et universel : "Bo już jidziesz ode mnie, moja nadzieja miła" - "Parle à ta mère pour la rendre heureuse. Bien que tu me quittes déjà, mon espoir chéri". De toute évidence, la mère s'adresse à celui qu'elle va mettre au monde. Son chant est en fait un appel à son fils qui va naître bientôt. Ainsi en cet instant se cristallise dans un espace géant l'éternité d'un amour inconditionnel et universel, mais aussi la séparation entre le monde totalisant - d'une certaine manière le ventre de la mère - et le monde totalitaire, extérieur et lacunaire, incarné d’une autre manière par la vie sur Terre.
En conséquence, cette dualité qui teinte la naissance du fils conduit à une double émotion, qu'on retrouve dans l'organisation symphonique, avec un spectre instrumental balayant le grave des vents à l'aigu de la voix en passant par le médium des cordes. La gravité renvoie symboliquement au mal profond qui travaille l'humanité à son insu, ou parfois de son plein gré, et la voix connote l'humanité elle-même, le vivant dans sa pulsion des plus vitales à transpercer le voile obscur des cieux qui l'écrasent sans fin. Le médium, lui, est perdu entre deux mondes, à l'image de l'Être Romantique, ou en l'occurrence, l'être qui naît, à la lisière entre sa mère et le monde.
Si les vents gardent la même hauteur, c'est-à-dire très basse, les cordes prennent en altitude et épousent la soprano qui s'élève encore plus haut une gamme au dessus, jusqu'au Zénith : l'apothéose. En haut, la voix atteint sa limite ; elle parcourt l'aigu jusqu'aux confins possibles, à tel point que cette voix donnerait presque l'impression de se briser, comme du cristal en mille étoiles dispersées dans le néant.


Elle s'est évanouie. Le cri de la mère a transpercé si fort le mur du son qu'un jeune fils est né. La soprano n'existe plus jusqu'à la fin du premier lento. Désormais, seuls résonnent les cordes et les vents qui accompagnent dans un élan cosmique les réminiscences d'une voix disparue. A la manière d'une poussée mahlerienne - dans laquelle l'ensemble de l'orchestre explose l'espace sonore - le thème qui ouvrait en crescendo les dix premières minutes du lento revient de manière amplifiée. Les vents assurent toujours l'arrière plan sonore, grave et lointain, alors que les cordes occupent maintenant le premier plan, dans le cadre d'une structure gigogne néanmoins, puisque les contrebasses et les violoncelles se font l'arrière plan direct des altos et des violons qui apparaissent à présent à leur apogée et dans leur totalité au sein de l'orchestre. Pas moins de seize violons et douze altos, appuyés de huit contrebasses et dix violoncelles, chantent l'hymne du nouveau-né libéré dans l'Espace.
Cependant, l'orchestre ne constitue pas une unité homogène mais bien un chaos uni dans lequel dialoguent des instruments dont l'hétérogénéité révèle la confusion qui persiste entre les deux mondes. Quand les contrebasses sillonnent les basses hauteurs, les violons s'élancent dans les aigus avec déchirement. Un leitmotiv réunit malgré tout l'ensemble : il est composé de trois notes, joué à des vitesses différentes par des instruments différents. Cet aspect ternaire de la mélodie est démultiplié selon la hauteur des instruments : plus l'instrument est grave, plus la mélodie sera lente ; plus l'instrument est aigu, plus la mélodie sera rapide. En ce sens, les contrebasses contredisent la vitesse des violons et inversement, tout comme les altos s'échangent, plus tièdement, des oppositions de dynamisme avec les violoncelles. Cette stratification complexe de l'espace sonore contribue un peu plus à l'évanescence de cette figure du fils, fruit d'un amour entre le Soleil et la Terre, le Zénith et le Nadir, Dieu et la Vierge. D'autant plus que la structure du leitmotiv ternaire forme comme des escaliers qui montent et qui descendent. On croirait à une harmonie au rythme de la valse, dans laquelle se superposent quatre strates de cordes et au moins deux strates de vents. Après l'explosion, quatre minutes donnent l'espace au thème de s'amenuiser puis de repartir, comme le flux des vagues qui revient, soit ici les notes qui oscillent entre haut et bas, traduisant une âme nouvelle et zigzagante qui persiste à aller plus haut mais qui reste malgré tout rattrapée par le bas.
De fait, un déséquilibre s'opère. La voix de la mère ayant disparu, les vents et les cordes ne tardent pas à ramener le jeune fils sur Terre. En effet, contrairement au début de cette reprise marquée par une montée fulgurante, un decrescendo s'étale jusqu'à la fin du lento, laissant les mélodies quitter la fureur des aigus pour le calme des graves. Le fils, qui connut l'extase de l'espace dans quelques airs perçants de violons célestes, s'épuise. Au fur et à mesure de son épuisement, l'intensité diminue et des instruments finissent par s'étendre jusqu'à l'effacement dans une mélodie continue. Dans la logique du decrescendo, cela commence par les plus aigus : un premier ensemble de violons se plonge dans le silence progressif, alors qu'un second ensemble de violons, à la reprise du leitmotiv, disparaît par étapes. Puis les altos. Et enfin les violoncelles et les contrebasses persistent, jusqu'au bout.
La mélodie valse encore. Même dans la stratosphère et bientôt sur la terre, le fils croit toujours aux confins de son père : Dieu. Le leitmotiv n'a de cesse, même s'il se dissipe de plus en plus, de se laisser porter par quelques fulgurances qui montent. Mais, comme une montgolfière dont l'enveloppe légère remplie d'air se vide à mesure que le sol se rapproche, les altos se taisent bientôt, les violoncelles et les contrebasses prenant alors les devants. Dans cette optique, l'arrière-plan sonore devient le premier plan musical. Les instruments à cordes, au ton grave, qui évoquent le point le plus bas, nous ramènent désormais les pieds sur terre. Les violons et les altos demeurant sous-jacents, voire pour certains disparus, le thème qui avait été porté à des hauteurs paroxystiques est ici repris à la même vitesse par les instruments les plus graves que lorsqu'il était interprété par les instruments les plus aigus. Par effet de parallélisme entre l'aigu et le grave, le leitmotiv retranscrit la même idée - celle de la foi en Dieu - mais fait surgir des émotions qui, elles, sont contraires. Lorsque que le Zénith a été touché de la note ultime - soit le pique vocal de la soprano - l'émotion éprouvée côtoie l'extase de l'aboutissement et la jouissance de la catharsis, alors que le Nadir retrouvé, le retour du thème originel, répété continuellement et agrémenté d'un decrescendo, donne l'impression d'un mouvement lancinant, aboutissant à une mélancolie terrestre qui est celle d'un regard triste amoureux des étoiles perdues. Donc l'instant zénithal - celui qui était là en une fraction de seconde, en une portion de décibel, en un geste de pinceau, en un mouvement qui danse ou encore en une plume qui encre - est une chose morte.
Si la tentative de relier le microcosme humain et le macrocosme divin échoue, le lien indéfectible entre une mère et son fils, lui, reste, car justement, le fils est revenu sur Terre et il s'est fait un nom : Jésus.


     Henryk Gorecki était un fervent polonais et un pieux catholique. Son œuvre suinte l'âme de son pays et de son Histoire. Reconnue tardivement, sa troisième symphonie reste son œuvre la plus écoutée. Au temps de sa découverte, nombre de gens ont retrouvé en ces trois lenti une émotion indescriptible qui remontait certainement d'un temps que les moins de vingt-ans n'auraient jamais voulu connaître. Néanmoins, en 1993, alors que sa musique se répand dans le monde entier pour sa puissance évocatrice, Gorecki apporte une légère nuance : "Ma symphonie ne se rapporte pas à Auschwitz, ni à la guerre, ni au terrible régime dont nous avons souffert avec Staline…ce sont simplement trois petites mélodies.”
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le 15 janv. 2021

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Kyle  Valdo

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