Si le shoegaze fut une musique pointée du doigt par les médias, ce n’est pas seulement à cause de son apparente inaccessibilité. C’est également parce qu’elle donne le droit de parole à une minorité qui n’avait, jusque-là, pas son mot en dire dans le rock : les timides. Les geeks en anorak, trop complexés pour oser balancer un « fuck off » punk à leur public, faisaient désormais leur propre musique pour exprimer leurs sentiments et leurs doutes, quitte à remettre en cause la brutalité virile du rock & roll.
Mais ce qui faisait encore plus mal à leurs détracteurs, c’était de constater que leurs guitares étaient plus acides que celles de leurs idoles ! Que des gros durs se fassent éclipser par une bande d’étudiants puceaux, c’est difficile de faire plus humiliant. D’ailleurs, qui oserait mettre un chat et des couleurs roses sur la pochette de son album ?


Pale Saints est une des meilleures illustrations de cette dualité entre un fond gentil et une forme acérée… Mais avec un petit truc en plus. Ian Masters est l’élément clé de cette formation atypique et injustement oubliée. Comme son nom l’indique, The Comforts of Madness n’est pas seulement un disque, mais une plongée dans la psyché délirante et perturbée de son créateur. Une musique passant du coq à l’âne. Entre des guitares massacrées, tirées des expérimentations de Sonic Youth, et des mélodies d’une indéniable beauté. La voix de Masters est enfantine et pourtant plus mature, plus sage que celle de ses compatriotes de la twee pop avec qui on serait très tenté de le comparer.


Ian est un vieil homme emprisonné dans le corps d’un enfant ou d’un jeune adulte, au mieux. Un personnage s’amusant à chanter d’une voix douce sur des morceaux au rythme trépidant ou bien sur des ballades évanescentes accompagnée de guitares grondantes (« Language of Flowers »). « Way the World Is » a cette grande qualité de mettre tout de suite dans le bain. Car si ce drôle d’album était la représentation sonore d’un conte, alors ça serait celle d’Alice aux pays des merveilles. C’est très enfantin en apparence, mais on perçoit une douce folie derrière ces mélodies graciles et neurasthéniques. Une envie de tout foutre par terre en balançant un flot de distorsion au détour d’une mélodie mignonne. On est dans l’envers du décor. Nez à nez devant ce gros mille-pattes gluant que vous n’aviez pas tout de suite remarqué, car caché derrière un joli parterre de fleurs.


Il n’est pas évident de faire émerger un morceau en particulier d’une telle sortie. Pas seulement parce qu’elle est de grande qualité, mais aussi parce que les titres se suivent comme une seule et longue composition. Une démarche héritée des premiers concerts du groupe qui aimait enchaîner les morceaux sans temps mort. Pour autant « Sight of You », avec sa mélodie entêtante, est un choix évident de single (étonnant qu’il ne soit jamais sorti dans ce format). « Time Thief », conclusion parfaite avec son alternance entre refrains destroy et mid-tempo mystérieux, est une de leurs meilleures chansons et « Sea of Sound » est une très belle plongée dream pop dans la mélancolie de leur doux dingue de leader.


Coincé entre un désordre apparent et une délectable finesse d’écriture, la place des Pale Saints au sein du singulier label 4AD n’est pas surprenante. Qu’une musique aussi personnelle et arty soit associée à cette structure à l’esthétique glacée et à part n’est que justice.
Mais l’arrivée imminente d’un membre féminin (et issue d’une bande appartenant au même label) va chambouler la recette de Ian Masters. Une rencontre qui l’apaisera et renforcera encore plus la beauté fragile de cette musique façonnée par des angelots au mental désordonné.


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Seijitsu
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le 5 août 2015

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