10 ans maintenant que J Dilla nous a quittés. Pourtant, ses productions ont pris le chemin inverse, sortant de terre à une fréquence croissante. Dernier-né, The Diary, sorti chez Mass Appeal Records.


Le début d’une ère (posthume)


A chaque fois, on nous présente les tous derniers morceaux de J Dilla, grattés du fin fond des tiroirs, cachés sous des dessous de table. Et pourtant. Pourtant, The Diary possède 16 titres, dure un peu plus d’une quarantaine de minutes, et présente J Dilla comme on l’avait encore peu connu : comme MC. Organisée par PayJay, la société détentrice des droits du chouchou de Détroit, la sortie a de quoi ravir les fans, mais aussi poser quelques questions sur l’exploitation à outrance d’un héritage certes riche, mais qui perdrait à être pressé jusqu’à ce que l’exquis nectar n’en devienne plus que zeste. Dans quelle catégorie se place donc The Diary ?


Rappeur / producteur. La dualité prend tout son sens ici, puisqu’elle se concentre donc sur les talents d’écriture et de flow de l’artiste, un peu oublié face à, il est vrai, un génie instrumental incomparable. L’album devait sortir en 2002, comme un symbole du schisme opéré alors entre Dilla et les majors. Avant donc la grande période de création du bonhomme qui le verra enfanter Ruff Draft et Donuts. Ne pas s’attendre à la sortie récente du style d’un Dillatronic, avec expérimentations de maximum 2 minutes à la clef. Ici, c’est retour à un terrain plus ferme, mais non dénué d’intérêt.


Dilla Dilla Chill, Y’All


Grandiloquent, agressif et surtout dépassant allègrement la barre fatidique, dans les classiques de J Dilla, des 90/120 secondes : plus qu’une simple ouverture d’album, « The Introduction » pose le ton de ce que va être The Diary pour l’auditeur. Un album de Hip Hop qui tend vers le rap bien plus que vers l’abstract. Preuve en est : malgré la signature instrumentale de Dilla en toile de fond, c’est bien la voix du natif de Détroit qui résonne, mixé bien au-delà des niveaux des autres chaînes. Il y clame une individualité qui, si elle semble faire sens commun aujourd’hui, n’était pas forcément acquise chez le public au moment de l’écriture du morceau. C’est aussi ça, The Diary : le cri de reconnaissance d’un artiste qui aura dû passer de l’autre côté du sillon pour obtenir la reconnaissance qu’il mérite.


Que les amateurs du boom bap si singulier de Dilla se rassurent : on trouve des productions rêveuses dans cet album. Elles seront toutefois sporadiques, émincées en quelques morceaux, comme pour relancer le classicisme de la situation. Les amateurs apprécieront « The Shining Pt. 1 (Diamonds) (feat. Kenny Wray) », où le tapotage de MPC s’écoute avec un gros sourire. Le beat, syncopé à souhait, ne s’arrête que pour mieux redémarrer. On décèlerait presque un vibe R&B au morceau, digne des productions d’un DJ Quik.


Même principe pour « The Ex », en compagnie du chanteur Bilal, fréquent collaborateur de Common et sa clique. Le son glisse, et quand il le fait de la sorte sur 3’30, face à l’habitude de boucles affreusement courtes, on ne boude pas son plaisir. Mais enfin, c’est aussi ce qui fait son charme. « The Diary » est enfin le dernier morceau de la veine, lui qui aurait pu remplacer « The Introduction » si The Diary était construit comme les Donuts et consorts. Il vient réaliser la fusion parfaite entre le Dilla producteur et celui MC, en une seule entité quasi mythologique. Plaisir.


Mass Appeal a fait de The Diary un événement médiatisé. Il lui fallait, comme tout album qui part au marketing, deux titres qui fassent office d’appel du pied pour le plus grand public. Ils prendront forme sous « Gangsta Boogie », co-produit par Hi-Tek avec Snoop Dogg et Kokane, ainsi que « The Sickness », présenté par Nas lui-même comme étendard de l’album. Si les deux morceaux servent exactement leur attente et donc, leur but, on ne peut s’empêcher de louer le rigorisme de l’esprit G-Funk d’un côté et la profondeur lyrique de l’autre. Ça fait le taf, et même un peu plus. Que demande le peuple ?


In the case of Dilla vs. The Police Department


Vous préférez le Dilla des inspirations étranges, celui qui rappelle que le gamin était multi-instrumentaliste et qu’il puisait dans tous les genres pour sa musique ? Mass Appeal a aussi pensé à vous. « The Anthem (feat. Frank & Dank) », ses orgues de maison hantée, sa voix grave de circonstance façon saison « Freaks » de American Horror Story sont pour vous. Vous serez ravis de ce morceau de Hip Hop de roulotte, pas très loin du rythme du « Clint Eastwood » de Gorillaz. Et si ça ne vous suffit pas, dirigez-vous donc vers « Drive Me Wild », où J Dilla ressemble plus à un acteur qu’à un simple interprète, avant de partir dans une atmosphère complètement rock. Tout va bien.


Lorsque Jay Dee nous a prouvés qu’il était capable d’arpenter les sentiers balisés avec toute la classe et la sérénité du monde, le voilà changeant de cap vers les surprises les plus inouïes. Ça commence tranquillement avec « The Creep (The O) », à la fois rêveur, enfantin et un peu terrifiant. Pourtant, nous voilà bougeant la tête sur ce son bizarroïde. La force de la légende. « So Far », avec Supa Dave West à la production, se targue lui d’un sample étrange, comme un mauvais générique d’une mauvaise sitcom de la mauvaise partie des 80’s. « Trucks » grossit jusqu’à l’exagération la plus totale le « Cars » de Gary Numan, monument de la synthpop. Le résultat des deux époques donne un croisement à la Bambaataa, le genre de son à balancer avec une boombox, à bout de bras tendus et, bien sûr, la paire de mitaines noires en cuir sur les mains. Comme si Andy Clark vivait dans les 90’s et dans les rues de Détroit. Fantasme.


Mais la surprise ultime, elle ne va pas venir du son en lui-même, si seulement on peut parler de surprise. Plutôt de récompense. En réalité, les fans de longue date, ceux qui ont su creuser avant que les différentes fondations de l’héritage de J Dilla ne viennent mâcher le travail, connaissent « Fuck The Police ». Hommage évident à N.W.A. dont le producteur reprend l’hymne, certes, mais également vrai coup de gueule contre une situation qui ne lui est, tragiquement, que trop vécue.



C’est une chanson que je voulais faire depuis un sacré bout de temps. Je dois en faire une deuxième partie, à vrai dire. Ça devient tellement fou, la situation à Détroit envers la police. Je voulais juste en parler. Les gens connaissent la musique par N.W.A., mais je voulais l’approcher d’une manière plus underground, pour que les gens avec qui je traîne puisse se sentir touchés eux aussi, et que la population sache ce qu’il se passe, tout court.
– J Dilla



Et tout ça, au début des années 2000. Détroit a déjà entamé une descente aux enfers qui ne fera que se prolonger durant la décennie qui suit. Aujourd’hui, les problèmes sociaux et sociétaux sont loin d’être résolus. Pauvreté et racisme sont encore confondus dans des actions d’intolérances communes.



Il a eu tellement d’ennuis de la police pour n’être qu’un jeune homme innocent. Le commissariat de police était juste en bas de la rue où nous vivions, et à chaque fois qu’il passait, ils l’arrêtaient et le harcelaient. Ils ont même retourné la voiture, une fois, parce qu’ils cherchaient quelque chose. Parce qu’il était jeune et propre sur lui, ils pensaient qu’il vendait de la drogue. – Maureen « Ma Dukes » Yancey, mère de J Dilla



Face à un album posthume, surtout dans le cas de l'héritage de J Dilla qui a parfois abouti à une gestion houleuse, les critiques se divisent entre l'artiste et le label qui a poussé la reconstruction de l'album. Chez Mass Appeal, plutôt que de mettre en avant d'autres morceaux abstract qui ne feraient que conforter une légende déjà établie, on a préféré accentuer un angle moins connu de l'artiste : celui de MC. Par sa diversité, par quelques grosses mandales que l'auditeur se prend parfois, c'est réussi. Tant pis pour quelques titres éparpillés sans véritable intérêt autre que la collectionnite aiguë. The Diary n'entache pas la légende J Dilla, il se contente de lui donner une nouvelle facette, et par extension, de nouveaux regrets. Sans oublier de mettre le pied sur la pédale de frein, puisqu'une légende, par évidence, se place du côté de l'imaginaire et non de l'exploitation.

Hype_Soul
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le 20 avr. 2016

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