Voilà plusieurs années maintenant que la discographie de Modest Mouse m’accompagne. Leur rock singulier a su tracer sa voie depuis le son nerveux de leur début jusqu’à l’indie-folk plus fou qu’ils proposent aujourd’hui. Malgré l’étonnante richesse de cette carrière, c’est souvent vers ce son des débuts que je reviens, et particulièrement vers cet album-ci, This is a Long Drive for Someone with Nothing to Think About, que pour des raisons évidentes de flemme j'appellerai “Long Drive”.

Premier album publié du groupe, sorti en 1996, il marque immédiatement le coup d’une musique atypique. Pour moi c’est un diamant brut. Brut parce qu’il n’a pas la concision de l’album qui suivra, Lonesome Crowded West, mais qu’il choisit plutôt de ne pas choisir, de mettre tout ce qui caractérise la musique du groupe à cette époque à travers une sélection dense, Long Drive ne présentant pas moins de seize titres (dix-huit sur la version vinyle).

De prime abord, ce qu’on entend c’est un rock de son époque, pas si loin de Pavement, ou encore de Sonic Youth. Le chant d’Isaac Brock peut éventuellement faire penser à celui de Frank Black des Pixies, avec toutefois moins de théâtralité dans la voix. Bref, on est là dans un rock qui grince, qui se construit sur du matériau brut que Modest Mouse parvient à façonner pour lui donner une teinte bien particulière.

Cette teinte, je vais la décrire ainsi :

Un rock rêche, presque punk, mais fait de flottements terriblement beaux. Beaux de façon brinquebalante. Des guitares comme cassées, des mélodies comme perdues, hésitantes, fragiles, jouant parfois d’une certaine dissonance, avec une vibration bien particulière en fin de note qui donne la sensation de cordes légèrement distendues. Il y a un côté nauséeux qui s’échappe de certaines tracks. Le milieu de l’album concentre notamment trois morceaux qui illustrent élégamment la chose. Ionizes & Atomizes, Head South et Dog Paddle sont traversés par une forme de poisse souffreteuse (dans Dog Paddle, des mecs toussent et crachent leur poumon en guise de fond sonore, so cute).

Mais par on ne sait quelle alchimie, ces mélodies malades parviennent à hypnotiser. Tout à coup un silence s’installe et met la musique en suspens. L’électricité gonfle l’air, des nuages avancent. La musique vient de tomber dans un flottement étrange. On se croirait presque dans du post rock (celui de Slint, ou celui de Godspeed You Black Emperor). Un magnétisme d’autant plus étonnant qu’il ne s’interdit pas les aspérités. Isaac Brock chante comme un enragé. Les influences punk/grunge sont évidentes. Une nervosité qui transparaît aussi dans les rythmiques changeantes des morceaux, les riffs violents, les larsens désormais devenus courant dans le rock à cette époque.

Et enfin en support à tout cela, on entend un terreau folk discret mais bien présent un peu partout, dans certains accords, dans la manière de structurer les morceaux, de chanter le territoire. C’est une musique de jeunes musiciens bohèmes chantant leur vie misérable dans leur Issaquah perdu au milieu de rien. Custom Concern par exemple est un pur morceau folk.

La musique de Long Drive c’est donc tout cela à la fois.

C’est une musique antinomique. Elle parvient à la fois être punk et belle. Belle et hypnotique. Hypnotique mais souffreteuse. Elle fait vivre dans un même morceau des riffs énervés et des moments envoûtants qui flottent de longues secondes.

Maintenant, cette recette un peu étrange, il faut comprendre qu’elle a été longtemps travaillée sur des jam sessions avant d’être enregistrée en studio. Modest Mouse est d’abord un groupe de bœuf. Capable de tenir longtemps sur des rythmes groovies, d’étirer les morceaux, d’installer la musique sans jamais ennuyer, avant de balancer soudainement la mélodie qui renversera la rythmique et l’emportera ailleurs. Et cela se sent dans des titres comme Lounge, Ohio, Talking shit about a Pretty Sunset, mais surtout Edit the Sad Parts (présent dans la version vinyle et dans une compile parallèle). La chose sera encore plus évidente dans l’album suivant avec le morceau Truckers Atlas étirant son rythme groovy sur 10 minutes. C’est comme si chacun de ces titres était né de multiples improvisations, ajoutant ici et là des ingrédients successifs.

Placés surtout en fin d’album, ces morceaux un peu jam donnent une sensation très agréable pour peu qu’on aime la musique du groupe, celle que l’album refuse de se terminer. Il veut rester avec nous, toujours repousser la dernière seconde et faire durer le plaisir.

Et c’est là le second exploit de cette musique. Elle est nerveuse, apaisée, ET groovy. C’est tout à la fois punk, bohème et “à la cool”.

Il y a la musique, mais il y a aussi ce qu’elle fait ressentir.

Moi qui ai beaucoup saoulé mes amis avec cet album, et souvent cherché à le recommander ici sur Sens Critique, j’ai du mal à expliquer pourquoi Modest Mouse me touche autant. Pourquoi la musique du groupe m’a immédiatement parlé là où Sonic Youth, Pixies, ou Pavement par exemple me plaisent sans non plus me conquérir.

C’est comme ça, il y a des musiques qui résonnent en nous de manière immédiate, et on n’expliquera pas pourquoi. Sans doute la voix d’Isaac Brock et ce qu’elle exprime de personnalité, entre son caractère à fleur de peau et son côté sale gosse buveur de gnole. Sans doute ce parfait dosage entre un son rugueux et des mélodies vraiment belles desquelles se dégagent un charme sincère. C’est peut être qu’au fond cette musique n’est pas si antinomique que ça, ou du moins que ses paradoxes capturent quelque chose du réel. En l’écoutant, on côtoie cette jeunesse désabusée des années 90 qui s’emmerde dans son midwest désert entre Ohio et Indiana.

Pour illustrer cette jeunesse-là, je citerais un film qui m’y fait penser, un film que j’aime particulièrement (comme quoi je suis cohérent dans mes goûts) : My Own Private Idaho, de Gus Van Sant.

Ouais, je pense que regarder My Own Private Idaho en écoutant du Modest Mouse, ça fait sens.

-Alive-
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le 10 mars 2023

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