Tracy Chapman
7.6
Tracy Chapman

Album de Tracy Chapman (1988)

Le 11 juin 1988, un concert épique est donné à Wembley pour la libération de Nelson Mandela. Des artistes très en vogue et des moins connus s’y succèdent. Au dernier moment, il s’avère qu’il faut trouver quelqu’un pour remplacer Stevie Wonder. Le temps pressant, il faut que ce soit une personne qui n’a pas besoin de beaucoup de matériel. Quelqu’un qui sache être direct, s’adapter et bluffer le public en toute simplicité, par la seule force de son aura musicale. Ce jour-là, Tracy Chapman entre dans l’histoire.


Cette jeune femme de vingt-quatre ans, issue d’un milieu populaire de l’Ohio, a commencé à jouer de la musique dès l’âge de trois ans, grâce à un ukulélé offert par sa mère. Etudiante en anthropologie, elle est déjà la coqueluche de Boston où elle passe son temps à se produire dans les bars. Cependant, elle ne s’attend pas à ce que son premier album se vende en moins d’un an à plus de cinq millions d’exemplaires. Intitulé de manière quelque peu égocentrique du patronyme de sa créatrice, celui-ci n’en dégage pas moins un sentiment d’universalité. Ne serait-ce que par la première chanson, l’hymne « Talking 'Bout a Revolution », destiné à se retrouver dans le répertoire de tous les révoltés et les optimistes du monde lors de soirées étoilées entre amis autour d’un feu de camp. Aussi, parce que ce n’est certainement pas anodin que les textes anglais soient traduits en trois langues dans le livret. Pour le reste, s’il est vrai que des chansons comme « Baby Can I Hold You » ou « For My Lover » sont l’archétype de l’expression de sentiments personnels par un lyrisme chantant, d’autres touchent à des questions politiques et sociales qui demeurent irrésolues. Alors que Bob Dylan est temporairement off, Tracy Chapman suit la voie du folk engagé qui chante l’injustice du monde avec une simple guitare, et se fait la porte-parole des Noirs, toujours exclus de la société américaine, sur « Across the Lines ».


Autant les problèmes évoqués sont graves, autant la chanteuse contient sa rage. Cette dernière est manifeste sur les couplets de la chanson intitulée de manière incrédule « Why ? », mais au lieu de transformer la tension en colère, le refrain se fait plus apaisé et l’incompréhension devient poétique par des paroles trivialement contradictoires. Jamais rien ne déborde. La soupape de Tracy Chapman est régulée par la conviction qu’il y a toujours une solution de recours : ‘Now love's only thing that's free’, chante-t-elle sur « If Not Know ». Elle suscite la rébellion tout en prescrivant à l’auditeur une manière bénéfique de voir la vie. Le pari qui a été fait entre l’artiste et la production en ce qui concerne le succès de l’album peut se résumer ainsi : si les idées étaient justes, le public aimerait forcément. Or, pour que les idées aient l’air juste, il fallait que ce soit du Tracy Chapman à 100 %, sans interférence ou enquiquinement commercial qui gâcherait l’authenticité de la musique. C’est gagné – comme quoi, le public de l’époque n’était pas totalement obnubilé par Michael Jackson et Madonna. Chaque titre apporte une touche de fraîcheur différente de celle apportée par le précédent, comme si le zéphyr, la brise et l’aquilon étaient en retard à leur rendez-vous.


En dépit de la marque de fabrique folk, différents styles sont abordés sur cet album. Sur le passionnant « Mountains O’ Signs », l’auteure visite les sonorités exotiques à la manière de Paul Simon. Toutefois, ce qui transcende le tout et explique l’engouement immédiat du public de Wembley, c’est bien entendu le chant. C’est comme si toutes les voix féminines de la soul, du gospel, du folk, du jazz et de la pop jusqu’aux années soixante avaient ressuscité après avoir subi une érosion des cordes vocales. En effet, celle de Tracy Chapman est reconnaissable entre mille par son timbre grave, qui se module admirablement pour chanter des mélodies savamment travaillées. Cette voix et surtoût son utilisation sont les premières raisons d’écouter cet album et de le réécouter, passé l’effet de surprise. Le feeling de l’artiste est immense, ses altérations et fioritures semblent toujours être dictées par la plus grande justesse. Elle conjugue grâce et chaleur pour envelopper l’auditeur à la manière de Joni Mitchell ou d’Eddie Vedder. Lorsque les textes sont engagés, c’est la résistance pacifique de Gandhi qui revient en mémoire. Mais cette manière de chanter se prête tout aussi bien aux chansons qui expriment les divagations d’un être seul. L’envie de s’en aller au loin n’est jamais refoulée.


C’est avec dignité qu’on écoute le morceau a capella « Behind the Wall », qui évoque de manière suggestive la violence domestique. Il s’agit évidemment du moment de l’album où la voix est le plus mise en valeur. Si bien que parfois, on aurait presque envie d’enlever certains instruments qui ne font qu’accompagner l’ensemble sans vraiment participer à la limpidité de l’album. Si des instruments légers comme l’harmonica et le piano amènent davantage de beauté, d’autres tels que la batterie et l’orgue sont souvent réduits au rôle de papier peint sonore. Ainsi, l’introduction et le couplet de « Fast Car » augurent une chanson sublime mais le refrain est peut-être trop chargé pour être à la hauteur. Les mélodies de guitare, cependant, sont magnifiques tout au long de l’album. Sur une chanson comme « She’s Got Her Ticket », les grigris solistes confèrent du dynamisme tout en flattant le sens auditif. Sur « For You », l’instrument a l’air agacé, illustrant un double sens possible à la chanson : Tracy Chapman raconte qu’elle a du mal à exprimer ses sentiments par des mots, mais est-ce que cela justifie la nécessité de composer de belles chansons ? Ou, au contraire, cela signifie-t-il que même la musique est impuissante dans ce domaine, rendant la guitare « vexée » ? Cette chanson conclue l’album sur un mystère concernant la personnalité de l’artiste. Si vous allez chercher le disque dans sa jaquette pour en savoir plus, la seule réponse que vous obtiendrez sera un sourire.


Ces onze chansons sont donc fort plaisantes à entendre et tout aussi intéressantes à méditer. Aujourd’hui, elles nous invitent à ne pas parler des « années quatre-vingt » comme si cette période se réduisait à un certain style de musique dominant que tout le monde connaît ou croit détester. La même année que sort Tracy Chapman, Sonic Youth fait ainsi l’histoire du rock alternatif avec le fascinant Daydream Nation qui est aux antipodes de cette sobriété. Tracy Chapman, quant à elle, poursuit sa carrière sur la même lancée, préférant s’intéresser aux êtres humains dans ses chansons plutôt que sur une chère austère d’anthropologie. L’écoute de son premier album est sans doute la meilleure façon de découvrir cette artiste incontournable de la scène folk.

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le 11 mai 2014

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