« Premier contact, dans son dos,

Mon ongle dessine un X » 




Je sais que ça peut paraître naze, mais c’est par cet album bien décrié que je suis entré dans l’univers de Serge Gainsbourg. J’étais jeune, et je suis tombé sur sa transcendante reprise du « Légionnaire » de Marguerite Duras. Ce fut la chanson d’un été, d’une chaleur écrasante. C’est plus tard, lors du confinement ensoleillé, que j’eu l’occasion d’approfondir mon étude de l’œuvre de Gainsbourg, via notamment l’écoute répétée de ce dernier album, que nous allons aborder maintenant. En somme, lui et Love On The Beat furent ma porte d’entrée, aujourd’hui nous allons parler de You’re Under Arrest, du pur Gainsbarre, première catégorie, sorti le 2 novembre 1987 chez Philips. 


Depuis 1984 et la sortie de Love On The Beat, ouvrage new yorkais érotico-pornographique et provocateur, à la pochette iconique, Serge se réinvente pleinement en Gainsbarre, bien que cette arrivée ait déjà été prophétisée sur Mauvaises Nouvelles Des Etoiles (1981, sur le titre « Ecce Homo »). Si la rupture avec Jane l’a laissé anéanti, Gainsbourg vit une seconde jeunesse, adulé par un jeune public découvrant des pans entiers d’une œuvre riche et diversifiée. Passant sa vie en boîte de nuit, aux côtés de Bambou, sa nouvelle compagne, il entreprend entre autres un long et méthodique suicide, à coup de gitanes, de Bloody Mary et de doubles pastis 51 (les bien-nommés 102). Tout cela paraît bien gai, signe d’une époque, celle de ceux qui l’ouvraient, en train de mourir. Les provocations, les ivresses télévisées, nombreuses, rendent Gainsbarre incontournable dans le paysage médiatique français, aimé ou détesté, c’est un fait. 


Il continue à travailler avec Jane, sa muse de toujours et au-delà, sa compagne, mais aussi avec Catherine Deneuve, Adjani, Alain Bashung ou encore Alain Chamfort. Il est aimé, demandé, mais se rapproche de plus en plus du précipice, assommé par une solitude dont il ne parvient plus à se sortir. 


1986 marque la fin de la tournée triomphale de Love On The Beat, accompagnée de ses musiciens américains et illustrée par le superbe Serge Gainsbourg Live, enregistré fin 1985 au Casino de Paris. C’est aussi la sortie de Charlotte For Ever, déjà évoqué ici, troisième long métrage signé de sa plume, cette fois-ci sur le vertige de l’inceste, où sa fille Charlotte et lui-même tiennent les rôles principaux. En cours de la promotion du film, il annonce une nouvelle tournée pour 1988, histoire de célébrer ses soixante ans sur scène et, bien sûr, un nouvel album. 


Anecdote amusante, en 1987 sont sortis deux You’re Under Arrest, celui de Serge, bien sûr, mais aussi celui de Miles Davis. Ce devait être un thème inspirant pour deux œuvres radicalement opposées (à noter que le grand Miles et le grand Serge mourront la même année, en 1991, de même que le grand Freddie Mercury). 


Musicalement parlant, You’re Under Arrest reste dans la même lignée que Love On The Beat, bien qu’un côté plus organique lui soit apporté par la présence d’une batterie, typiquement eighties (boum tchak boum), contrairement à son prédécesseur, uniquement animé par des boîtes à rythmes. De même, les chœurs assez homo-érotiques des frères Simms, les Flo et Eddie des années 80, ont été remplacés par des choristes noirs, King Curtis Jr et Brenda White King, encore piqués chez Bowie (Tonight, 1984), apportant un aspect plus urbain au disque. 


Car urbain, You’re Under Arrest l’est, c’est certain. Ici, Gainsbourg frise avec le rap, alors naissant aux Etats-Unis. Cela l’enthousiasme, grand amateur du talk-over qu’il est. Donc il n’est pas indécent de dire que nous sommes en présence de proto-rap, genre totalement novateur à l’époque, surtout en France. Billy Rush assure toujours la direction musicale et Tony « Thunder » Smith matraque ses fûts, tout à fait métronomique (le bonhomme travaillera plus tard avec Lou Reed). Gary Georgett est aux keyboards (avec Serge ils co-composeront la bande originale de Stan The Flasher, le dernier film de Gainsbourg), et John K. nous fait profiter d’une basse fretless à l’image de la batterie : régulière. 


Quoi qu’on en dise, Gainsbourg est le roi des concepts, dans les différentes parts de son œuvre, il a toujours fait preuve d’une puissance conceptuelle tout à fait spéciale, s’immerger dans une situation créée de toutes pièces le temps d’un album, d’un film ou d’un livre. Sans concession artistique, les thèmes abordés sont durs, mais témoignent d’une recherche esthétique poussée, d’investigations dans l’ambiance importantes.


Après Histoire De Melody Nelson (1971) et L’Homme à Tête de Chou (1976), You’re Under Arrest est le troisième et dernier album-concept de Serge Gainsbourg. Il narre l’histoire d’un personnage d’âge mûr subissant les pleins et les déliés de l’amour avec la jeune Samantha, jeune noire toxicomane du Bronx, sur fond d’impuissance sexuelle, de dégradation physique et mentale, pour la faire courte, de dépression sévère. Lassé de se battre pour la considération de l’injuste mais clairvoyante Samantha, le narrateur se barre, tout simplement.


Le sexe. Voilà le thème principal et inhérent à You’re Under Arrest. Si Love On The Beat le racontait déjà, sous l’angle homosexuel de la chose, alors son successeur le conceptualise, énième retranscription du Lolita de Nabokov, cette fois dans les rues de l’encore crasseuse New York. 


La chanson-titre pose le décor, le narrateur encore paumé a perdu Samantha et se fait aborder par deux flics qui le brutalisent. Description de la ville, de la situation sur fond de rap, assuré par un Curtis King Jr en grande forme. On y voit des punks, des flics, des poubelles éventrées, des taxis qui foncent, des voitures rouillées, c’est quasi-warholien, mais sans une once de glamour, la ville dans toute sa décrépitude. C’est une grande réussite, un réel classique tardif et un essai convaincant. 


« Five Easy Pisseuses », référence au film culte de 1970, avec Jack Nicholson, est le récit de la pitoyable rencontre entre le narrateur et sa bien-aimée destroy, s’achevant par leur première étreinte physique. Des sentiments qu’elle fait naître en lui à la répulsion qu’il fait naître en elle, exercice de style en X sur fond de dancing et de slow, aux nappes de synthétiseur et aux chœurs hypnotiques, « Five Easy Pisseuses » est une autre réussite, à mon sens, car bien plus divisive que « You’re Under Arrest ». 


« Baille Baille Samantha » traite sans ambages de l’impuissance sexuelle du narrateur, ce qui fatigue, ce qui permet d’aborder sur une rythmique chaloupée ses problèmes d’addiction (« Je suis à cran/ Tu es accroc »). Les remèdes proposés dans « Suck Baby Suck », assez explicite, ne semblant pas fonctionner, bien que le héros se démène pour divertir sa bien-aimée, tel un Humbert Humbert des temps modernes, ce qui fait que Samantha s’exfiltre, encore. 


« Gloomy Sunday » est la première reprise de l’album, revisite synthétique d’un standard de Billie Holliday, composé par l’artiste hongrois Rezso Seress en 1933, popularisé en France sous le titre « Sombre Dimanche ». Un classique, d’une tristesse absolue, interdit dans les cabarets de Budapest des années 30, de peur que les clients soient pris de pulsions suicidaires. D’une poésie indubitable, hantée par cette guitare incisive et cette basse ronde, le narrateur, sur un ton quasi-lyrique (en grand contraste avec l’ambiance développée depuis le début, plutôt urbaine/crasseuse) énonce les sentiments que lui provoque le départ de son aimée. 


Gainsbourg se fait ensuite moralisateur sur « Aux Enfants De La Chance », attaquant sans ménagement les dealers et trafiquants de drogues de toutes sortes. Addict bien connu, à l’alcool et à la cigarette, il n’a cependant jamais touché aux cames, et fustige ceux qui en vendent, corrompant la jeunesse. C’est franchement un peu naïf, et un des points faibles de l’album, mettant le feuilleton en pause en quelque sorte. A noter, le titre est une référence à un cabaret parisien où son père, Joseph Ginsburg, pianiste de bar, fut amené à jouer dans les années 30. 


Le narrateur se fustige lui-même sur « Shotgun », en référence à l’appareil génital masculin. Il n’en peut plus et se met métaphoriquement à la place de Samantha, déçu de lui-même, sans pour autant l’avouer directement. Deux frustrés, ça ne fait jamais bon ménage… 


« Glass Securit » est le récit du dernier coup avec Samantha. Impuissant et humilié, ivre pour se donner une contenance, le narrateur se barre avant qu’elle puisse le faire. Amoureux mortifié, elle et lui ne sont pas là pour les mêmes choses. Finissant sa pseudo idylle sur une citation de Mallarmé (« Et dans ses jambes où la victime se couche/ Levant une peau noire ouverte sous le crin/ Avance le palais de cette étrange bouche/ Pâle et rose comme un coquillage marin », tiré de « La Négresse »), sur des arpèges synthétiques, il se barre, et quitte la nuit pour le soleil. 


«Dispatch Box » est le récit de ce départ précipité, celui de l’amant trompé atterrissant enfin sur Terre. « Et tes dragues et tes drogues/ ça suffit ». Se tirant à « Deltaville », en fait restant dans le Bronx, il soupire mais ne semble par regretter. Le meilleur est à venir pense-t-il… C’est un retour au rock, contrebalançant l’aspect plus contemplatif des titres précédents.  


You’re Under Arrest se termine par un véritable triomphe, un hit en puissance, la reprise d’un standard, popularisé par Piaf ou Duras, le sublime « Mon Légionnaire », réarrangé à la sauce 1987. C’est magnifique de sous-entendus, et de nombreuses interprétations sont possibles… Revirement homosexuel ? Métaphore d’un passé retrouvé ailleurs ? Une femme ? Lui-même ? Dans la bouche de Gainsbourg, les mots d’amour éplorés de Marguerite Duras prennent une irrésistible saveur homo-érotique. C’est très bien trouvé, et crépusculaire dans tous les sens du terme, Serge ayant commencé sa carrière dans les cabarets où ce type de chanson a aussi débuté. Le clip, tout aussi indescriptible, est réalisé par l’encore quasi-inconnu Luc Besson. 


You’re Under Arrest est clivant, et impossible de ne pas faire des parallèles avec la vie personnelle de Serge Gainsbourg, où sa consommation excessive d’alcool l’aura sans doute mené à l’impuissance sexuelle, consommation motivée par une dépression profonde et inexorable. Le personnage de Samantha fait écho à Bambou, sa compagne d’alors et mère de son fils Lucien, qui a connu de sévères troubles avec la came au début des années 80, avant la naissance de son enfant. Enfin, on connait la passion esthétique de Gainsbourg pour les drames lolitiens. La lecture du roman de Vladimir Nabokov l’a clairement traumatisé, dans le bon ou le mauvais sens, ce n’est pas à nous juger. 


Reste ce dernier album, sous un vernis so eighties et cette pochette absolument réussie, fiche d’identité policière, une pure œuvre gainsbourienne et nouvel exercice de style, aux jeux de mots fins, aux anglicismes assumés et à la modernité constante. Alors, certes, le son a vieilli, les ambiances peuvent paraître dépassées ou borderline dans notre société actuelle, mais revoyez Blade Runner, et savourez la poésie, cradingue certes, mais poésie tout de même. 


Dernier album studio de Gainsbourg, c’est un grand succès, classé disque d’or, et défendu lors d’une tournée des zéniths et des festivals en 1988, illustrée quant à elle par le double live Le Zénith de Gainsbourg , enregistré au Zénith de la Villette. 


You’re Under Arrest, chapeau, Sergio.




You're Under Arrest, full album


"You're Under Arrest"


"Five Easy Pisseuses"


"Gloomy Sunday"


"Dispatch Box"


"Mon Légionnaire"     

lyons_pride_
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le 28 juil. 2023

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