1939-1940 - Wotan, tome 1
7.6
1939-1940 - Wotan, tome 1

BD franco-belge de Éric Liberge (2011)

Tome 1 : 1939-1940.

Liberge s'engage à nouveau dans un récit d'une densité et d'une rigueur qui confirme les talents de réflexion et d'organisation de l'auteur. Cette trilogie sur la Deuxième Guerre Mondiale est fondée sur une documentation particulièrement solide, et chaque image devrait être examinée dans ses rapports éventuels avec des sources authentiques. Les parents d'Eric Liberge ont fourni en annexe un cahier de documents, essentiellement pour témoigner de leur vécu de l'exode de 1940.

Les personnages, dont les destinées vont se croiser tout au long du récit, sont présentés séparément, chacun avec de vigoureuses problématiques bien insérées dans leur époque :

• Louison, un jeune garçon perturbé, amnésique, violent et voleur, dont l'imaginaire est hanté par le connétable Du Guesclin et par un homme des cavernes préhistoriques (Cro-Magnon) (très bel encadrement orné de serpents, de tortues et d'araignées autour d'une scène entre Louison et Du Guesclin, prolongeant l'art enlumineur des marges des manuscrits médiévaux, mais situant du même coup cette scène dans un espace-temps différent, où Du Guesclin apparaît (provisoirement ?) comme une figure paternelle qui fournit à Louison quelques repères dont il a bien besoin. Louison a perdu de vue ses parents en Pologne, et en est resté traumatisé. Cro-Magnon, lui, bénéficie d'un cadre avec épieux, arcs, bifaces et crânes, lors de ses interventions page 24)

• Yin-Tsu, une jeune japonaise affectée à la photographie des oeuvres d'art du Musée du Louvre, au cours de leur déménagement pour sauvegarde loin de Paris. Japonaise, peut-être, mais ses traits sont plutôt occidentaux, et son nom fait plutôt chinois (Yīn Ze). Elle a des sympathies pour les gens de gauche et les communistes opposés à l'Allemagne.

• Etienne Murol, étudiant en Beaux-Arts de Vienne, de retour pour partir sous les drapeaux, et séduit par le nazisme. Hostile à l'art moderne (surréalisme, impressionnisme), c'est lui qui introduit Wotan dans le récit, par ses illustrations inspirées par la mythologie nordico-germanique exploitée par les nazis. Il possède une belle épée viking. Yin Tsu est sa copine, ce qui fait un couple peu harmonieux idéologiquement.

• Les « Romanichels » qui recueillent Louison en fuite sont bien typés et pittoresques : prêtre défroqué, Gitans, transsexuels...

• Facochard, à la limite de la caricature pour sa tumultueuse homélie nazie et raciste (pages 29 et 30).

• Le sinistre Docteur August Hirt (personnage authentique), directeur de l'Ahnenerbe, responsable d'expériences médicales sur des prisonniers de certains camps de concentration, en quête de crânes juifs et communistes pour enrichir la collection de l'Institut d'Anatomie. il emploie le collaborateur Frayssinet afin de repérer les juifs de Paris. Liberge le dessine assez moche, mais encore flatté par rapport à l'original.

• Briksdall, le copain de Murol qui lui a donné l'épée viking, est devenu SS, et recrute Murol dans l'Ahnenerbe.

Les références à des événements historiques réels (et pas forcément très connus) pullulent : Braderie d'oeuvres d'art à Lucerne en juin 1939, autodafé d'oeuvres d'art par les nazis à Berlin, inserts d'images photographiques d'époque, ou dessinées directement d'après l'original (pages 13, 17, 21, 28, 31 à 37, 47). Mention spéciale à l'image de Hitler marchant sur l'esplanade du Trocadéro, accompagné d'Albert Speer, page 55. Et, en répugnant dessert, Heinrich Himmler qui surgit en dernière page.

Sur le plan narratif, la séquence de pages décrivant la « drôle de guerre » (septembre 1939-mai 1940) est un modèle de composition : des feuilles de calendrier éparses situent la scène dans le temps, sur fond d'images authentiques (on retrouve Maurice Chevalier et Paul Reynaud), tandis que des lettres de personnages fictifs et des extraits de textes de propagande marquent l'avancement de l'action. Les pages montrant une colonne de civils en exode, attaquée par des avions allemands, est saisissante de cruauté et de tragique.

Mais, comme c'est Liberge, et pas le premier venu qui se sert de la Deuxième Guerre Mondiale comme argument de vente, l'intrigue prend une épaisseur psychologique assez rare. Page 21, sur fond d'étreinte entre Etienne Murol et Yin Tsu, Liberge cite quasi in extenso le célèbre développement de Jung sur la place psychologique de l'archétype Wotan dans le mouvement nazi. Déjà, « Monsieur Mardi-Gras Descendres » manifestait une appétence prononcée pour le sous-jacent des êtres et des faits, où l'on trouvait des échos des approches du psychologue zurichois.

Un cran plus bas dans l'intériorité, et le paranormal cher à l'auteur de « Tonnerre Rampant » refait surface : lors de l'exode, une blessure à la tête de Louison constitue un traumatisme suffisant pour qu'il voie les esprits des personnes tuées, debout en état de choc à côté de leur corps, mais aussi sa mère, qui soutient Louison de l'au-delà.

Un travail d'une grande densité, humaine, romanesque, documentaire, psychologique. Seuls les exposés didactiques des différentes opinions et doctrines font un peu scolaires dans leur déploiement.
khorsabad
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le 21 avr. 2012

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khorsabad

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