Le chef d'oeuvre de Urasawa, tome par tome

Tome 1 : Le début d'une nouvelle addiction ?


Pour tous ceux qui avaient adoré "It", pour le travail magique de Stephen King sur les souvenirs d'enfance et la manière dont ils fondent notre vie, Naoki Urasawa propose une version actualisée (avec secte tentaculaire et terreur millénariste remplaçant avantageusement le clown-araignée un peu grand guignol de King) de la même histoire. Le premier volume de "20th Century Boys" - clin d’œil à la grande chanson de T. Rex, et hommage au rock comme déclencheur de notre éveil au monde - nous ballade avec une intelligence constante entre un présent trivial et menaçant (les piètres adultes que nous sommes devenus, face à un monde oscillant entre banalité insupportable et cruauté incompréhensible) et un passé - notre enfance, donc - pas si idyllique que cela, mais dans lequel tout était encore possible. Tout ceci est régulièrement bouleversant - on y retrouve facilement les échos, à peine déformés, de nos propres vies -, mais surtout incroyablement excitant, tant ces 200 premières pages d'un manga considéré au Japon comme "essentiel" débordent littéralement de potentiel imaginaire. Déjà addictif !


Tome 2 : Encore plus fort !


Wow ! C'est tout ce qui me vient à l'esprit après avoir lu - non, dévoré - les 200 pages suivantes de "20th Century Boys". Et puis, tout de suite après, l'inévitable question : pourquoi, comment ne pas avoir découvert ÇA plus tôt ? Une montagne russe émotionnelle, alternant de manière imparable des scènes d'une émotion subtile qui ont toujours été "l'exception" nippone (de Ozu à Taniguchi) et un thriller d'anticipation stupéfiant d'inventivité ! Le tout supporté par ce graphisme parfait, à la fois dépouillé et ultra-réaliste qui est la marque des grands mangaka modernes ! Dans ce deuxième tome, on tombe amoureux de nouveaux personnages renversants (Yukiji la gamine invicible qui découvre que les princes charmants existent, Dieu en clochard... céleste, passionné de bowling, Kiriko et sa bouleversante abnégation...), on se sent invincible une Telecaster en bandoulière, on est victime de trahisons particulièrement cruelles (l'épisode conventionnel mais efficace de l'inspecteur de police trop dévoué à son travail), et on se demande quand on va avoir le temps d'aller acheter le tome 3...


Tome 3 : "Get back to where you once belonged !"


Avec son troisième tome, "20th Century Boys" prend son rythme de croisière, et Urasawa déploye son impressionnant savoir-faire narratif, censé quand même nous tenir en haleine pendant 22 tomes... "20th Century Boys" perd un peu en opacité - les révélations commencent à être distillées, et, même si chacune génère son lot de nouvelles questions sans réponses, l'extraordinaire complexité des deux premiers tomes laisse place à une construction de thriller plus "classique" - et beaucoup en émotion - le jeu avec les souvenirs d'enfance, le bouleversement des retrouvailles avec soi-même laissent place à l'action (deux scènes remarquables, la rencontre entre Kenji et Ami au Budokan, et l'invasion du "convini" par les disciples d'Ami...) et aux coups de théâtre. Ah ! J'oubliais... la chanson de ce tome, c'est "Get Back" ("... to where you once belonged" : bien vu, vraiment bien vu !), joué façon "sur les toits" (Beatles 1970) par un Kenji possédé, se déchirant les doigts et brisant ses cordes. Rock'n'Roll !


Tome 4 : Virtuosité narrative et manipulations


Le quatrième volume de "20th Century Boys" nous emmène temporairement loin de Kenji, derrière un nouveau (et superbe) personnage, qui introduit une dimension plus classiquement "hollywoodienne" - donc un peu artificielle - dans le récit : Shôgun, "l'homme de Bangkok", est un héros beaucoup plus traditionnel, solitaire et froid, rompu aux Arts martiaux, vaguement invincible, et son combat contre les méchants proxénètes et trafiquants de drogue - pour plaisant qu'il soit - n'est pas exempt de sa dose de stéréotypes. Pourtant, cet élargissement narratif et géographique est indéniablement bénéfique à l'histoire, d'autant que Urasawa déploie en parallèle une narration éclatée temporellement (ces incessants va-et-vient entre présent, passé récent et passé lointain) qui oblige le lecteur à maintenir une attention permanente, et est pour beaucoup dans la fascination exercée par le manga. Et quand, dans les derniers chapitres, Urasawa fait se rejoindre Kenji et Shôgun, et rattache les fils (enfin, certains...) de son récit, c'est évidemment pour mieux nous plonger dans un nouvel abîme de machinations et de manipulation. Et si... Et si.. Mais lisons la suite !


Tome 5 : qu'est-il arrivé le 31 décembre 2000 ?


Ce cinquième volume de "20th Century Boys" fournit toutes les preuves du pur génie d'Urasawa, comme résumé en ces 200 pages brillantes. Il commence par retourner sur les chemins buissonniers de la mélancolie, prenant son temps pour nous narrer la reconstitution de la "petite bande" originale, finalement en piste pour "sauver le monde". Puis, le temps de l'action arrive, celui de la violence, du désespoir : la fin du monde va advenir - ou plutôt le grand bain de sang - sauf que... Et là, cut ! Urasawa nous refait le même coup que lorsqu'il nous avait privé du climax de 1997, et nous nous retrouvons 14 ans plus tard, à découvrir au sein de nouvelles micro-fictions de nouveaux personnages : incroyablement frustrante, et pourtant formidablement stimulante, cette ellipse sidérante consacre notre addiction. A partir de là, nous sommes comme des rescapés d'une catastrophe qui doivent réapprendre à vivre, dans un monde qui nous est devenu incompréhensible (la stupéfiante dernière page !), guettant au fil d'un récit "étranger" ce qui pourrait nous rassurer sur notre propre existence (enfin, celle de nos "héros", disparus dans ce trou temporel de 14 ans). Magistral me paraît un terme faible devant "20th Century Boys".


Tome 6 : Pas de relâche dans le monde d'Ami


Nous voilà donc décidément bien scotchés en 2014, sans flashbacks cette fois, à notre grande tristesse. Le défi, dans ce genre de circonstances, est évidemment de reconstruire sa relation avec de nouveaux personnages, qu'on a naturellement tendance à trouver moins fascinants que ceux des premiers tomes. C'est compter sans l'habileté narrative de Urasawa, qui a tôt fait de nous embarquer dans une nouvelle intrigue, et de reconstruire des liens avec le passé (réapparition habile de personnages secondaires, voire d'un personnage principal). Bref, ces 200 pages "de transition" deviennent vite bluffantes, entre nos deux travestis qui évoquent immanquablement "Tokyo Godfathers", un réquisitoire discret en faveur de la liberté d'expression des mangas, et une poignée de scènes stressantes dans une prison. Pas de relâche dans le monde obsédant d'Ami !


Tome 7 : sidérant


Après un long détour par 2014, qui n'a fait que faire croître notre impatience de savoir, le scénario diabolique de Naoki Urasawa nous ramène enfin à ce fameux trou noir de la fiction de "20th Century Boys", la nuit du "bain de sang" : va-t-on enfin savoir ? Il y a évidemment bien peu de chances, vu qu'on n'en est qu'au 7ème tome ! Le talent, le génie de Urasawa est évidemment qu'il continue, diabolique joueur de flûte de Hamelin, à nous faire danser comme des rats autour du cratère sans fond que sa fiction a creusé depuis plus de 1000 pages. A peine croit-on savoir qui est "Ami" que l'on comprend avoir affaire à un autre faux semblant défiant (apparemment) toute logique... Et, bien entendu, ce septième tome, magnifique de bout en bout - l'évasion grandiose du pénitencier, les flashbacks toujours aussi émouvants vers les années 70, ici l'Exposition Universelle d'Osaka, la réapparition sidérante de Dieu - finit sur un cliffhanger qui nous précipite, bavant littéralement, vers le tome 8.


Tome 8 : le meilleur ?


Et si ce huitième tome était le meilleur de "20th Century Boys" ? En tout cas, voici l'ultime preuve du génie narratif de Urasawa : on se souvient du flashback - culotté car partagé par deux narrateurs simultanés - entamé dans le tome 7, on le voit déboucher ici sur une conclusion apportée par un troisième narrateur ! Plus fort encore, Urasawa nous propose ensuite un autre flashback à la fois réel et virtuel, puisque les souvenirs d'enfance de nos héros explorant la "maison de la côte de la pendue" se superposent exactement avec le monde imaginaire de l'attraction finale d'Ami-Land, nous offrant le trouble d'aller et venir entre deux observateurs des mêmes événements - évidemment essentiels -, l'un dans le monde "réel" de 1971, l'autre prisonnier de sa re-création manipulatrice en 2014 ! Vous suivez toujours ? Mais tout cela ne serait rien sans la succession de suspenses insoutenables qui jalonnent le livre (le face à face Kenji - Ami alors que le monde tel que nous le connaissons prend fin à l'aube du nouveau millénaire ; la découverte par Koizumi du visage d'Ami - non, pas encore, là on vient de tourner la dernière page...). Littéralement tuant ! Absolument génial !


Tome 9 : n'oublions pas que Urasawa est un grand dessinateur...


Le neuvième tome de "20th Century boys" commence brillamment en concluant l'extraordinaire périple de Kyôko et en lui faisant découvrir le visage d'Ami (enfant, mais bon !). Cette révélation nous est cependant épargnée : Urasawa est-il sadique (combien de temps nous faudra-t-il encore attendre ?) ou bienveillant (ceux qui voit le visage d'Ami ont une sérieuse tendance à se trancher les veines ensuite...) ? On enchaîne alors avec un retour à une narration plus classique, puisqu'on suit Kanna dans sa tentative de monter une action contre Ami en 2014. On peut ergoter sur la vraisemblance du recrutement de ses troupes, mais Urasawa nous fait vite oublier ces petits soucis très terre-à-terre en nous propulsant dans une autre de ces scènes intenses dont il a le secret, avec suspense insoutenable et action spectaculaire : ce sera l'occasion pour nous de remarquer que, enthousiasmés par la brillance du scénario et de la narration, on a tendance à oublier la beauté du dessin de Urasawa, sa capacité à figurer des actions souvent très complexes (de multiples personnages se déplaçant simultanément) sans jamais sacrifier la lisibilité.


Tome 10 : l'histoire du garçon qui retrouva son visage


Presque Lynchien, tant il offre au lecteur une plongée totalement déstabilisante vers une autre réalité - derrière le terrifiant monde sous le contrôle d'Ami, se pourrait-il qu'on n'ait affaire qu'à un jeu débile de collectionneur désaxé et maniaque ? -, ce dixième tome de "20th Century Boys" donne encore un tour d'écrou à la complexité de la fiction, ainsi que, bien évidemment, à notre addiction ! Mais le plus fort, c'est que Urasawa enchaîne immédiatement avec un retour déchirant vers l'origine de son histoire, et transforme la fausse piste qu'il a construite depuis le début de la saga - jeu mental diabolique - en une histoire à enjeu émotionnel intense : car l'histoire de ce garçon "sans visage", qui n'existait pas ou si peu, même s'il n'est pas, contre toute attente, Ami, constitue finalement l'un des plus beaux moments de "20th Century Boys" à date. Comment ne pas tirer une fois de plus son chapeau à Urasawa, narrateur génial qui imbrique ainsi de superbes scènes de pure émotion au sein de son diabolique Rubik's kub conceptuel ?


Tome 11 : Kana, face à la vérité de ses parents


Voici donc un épisode quasi dépressif de 20th Century Boys, qui voit Kanna - qui n'a jamais été la plus excitante des personnages de ce manga (à mon humble avis, c'est au contraire le point faible du récit, tant elle tranche au milieu de la galerie de héros ou anti-héros hauts en couleurs qui le peuplent) - découvrir plus l'atroce vérité sur sa mère (personnage invisible, quasi "en creux" dans la première partie du manga)... Alors, évidemment, il y a une indéniable beauté dans ce triste périple dans un laboratoire en ruine, mais on ne peut s'empêcher de préférer l'autre fil conducteur du récit, celui qui nous rapproche de la révélation "suprême" (mais lequel de ces enfants de 1970 est-il Ami ?), tout en nous révélant la perspective d'une ultime apocalypse, si proche désormais. Et voilà le récit relancé, alors que nous n'en sommes qu'à la moitié de la série... Puissant !


Tome 12 : Sous le masque, un visage


A la dernière page de ce 12è tome, nous savons (enfin, après plus de 2400 pages ? Déjà, alors qu'il en reste presque autant ?) qui est "Ami" ! Et on réalise alors qu'on a tout simplement négligé de relier entre eux des fils de récit que Urasawa a laissé trainer à notre intention tout au long de son "grand œuvre" (ce que Donkey a vu dans le laboratoire de Biologie, ce qui s'est vraiment passé la nuit du "bain de sang" sur le toit, ce que dissimule le numéro 606 et ses enfants affamés, que signifiait la soirée des retrouvailles des anciens écoliers, etc.). Alors on se retrouve en train de parcourir au pas de charge - il m'a fallu une heure et quart, quant à moi - les 11 tomes précédents, pour reconstituer la logique imparable qui mène à cette dernière page, et au masque qu'on retire du visage d'Ami. Et si on répétait que Urasawa a fait œuvre de génie avec "20th Century Boys" ?


Tome 13 : la mort n'est pas la fin


Ami est mort, mais la marche vers l'annihilation totale continue : car, pour Urasawa, même la mort du rêveur ne peut interrompre le rêve, et les histoires inventées par les enfants sont toujours les plus fortes. Ce 13ème tome alterne superbement flashbacks éclairant certaines zones d"ombre des 20 années précédentes (le rôle réel joué par Kiriko au sein de l'organisation d'Ami, la parenthèse rock'n'roll de la vie de Kenji et la trahison commerciale de Namio Haru) tout en continuant à poser une question qui parait fondamentale : qu'est-ce qui peut expliquer l'absence de Fukube dans les souvenirs de la bande à Kenji ? Mais Urasawa, en pleine maitrise de son art, relance aussi une nouvelle intrigue sur un rythme affolant de thriller, qui nourrira certainement les prochains tomes de la saga, tout en ménageant ces passages de respiration - les plus émotionnels de son œuvre, comme la parenthèse allemande - qui en font le prix. Un dernier mot sur le génie (de la narration, de la "mise en scène" de son récit) de Urasawa : regardez les deux pages sur la mort de Mitsuki, à la fin du chapitre 3. Qui peut faire mieux ?


Tome 14 : Scène originelle


Le 14è tome de "20th Century Boys" renferme l'une des scènes les plus impressionnantes de la série (la fameuse scène originelle - de la naissance d'Ami ? - dans le laboratoire de biologie en 1971 -), qui permet une fois de plus de constater la force unique de la mise en page et du dessin de Urasawa, qui pétrifie son lecteur en une petite dizaine de pages aussi parfaites que terrifiantes. Mais, Urasawa ne serait pas Urasawa s'il ne minait pas immédiatement cette découverte essentielle du doute qui ronge en profondeur son œuvre : pouvons-nous croire ce que nous avons vu, puisqu'il ne s'agit que de la récréation scientifique (dans le simulateur d'Ami) de souvenirs ? Pouvons-nous croire notre propre mémoire, lorsqu'elle nous renvoie les échos - enchanteurs (l'odeur de l'air estival quand on court dans les champs) ou cauchemardesques (l'obscurité des couloirs d'un collège qui abrite bien pire que des fantômes) - de notre enfance, de nos premières amitiés, de nos premiers serments et de nos premières trahisons ? Et "20th Century Boys" poursuit son chemin dévastateur dans notre conscience, thriller incomparable - quel suspens ! - autant que roman inégalable d'initiation et de désillusion.


Tome 15 : le cap des 3000 pages


Aucun fléchissement dans "20th Century Boys" alors qu'on atteint le cap des 3000 pages, au contraire : ce diable d'Urasawa semble toujours avoir de nouvelles idées géniales dans son sac. Ce 15ème tome est un suspense insoutenable de 200 pages, qu'on dévorera encore plus vite que d'habitude, et qui conduit, ô rage ô désespoir à la révélation d'un nouveau triomphe des plans enfantins et diaboliques d'Ami. Entre-temps, on aura littéralement versé des larmes lors du sommet d'émotion que représente la rencontre du pape et du yakuza dans l'arrière pays chinois balayé par la tempête (encore un flashback inattendu, encore une digression magnifique !), et on aura assisté "au plus grand spectacle de tous les temps", la naissance de Dieu. On aura aussi pu constater une nouvelle fois la profonde complexité des modes de narration utilisés par Urasawa, qu'il relativise les expériences de ses personnages (ce qu'ils voient est-il vrai ?), ou combine au contraire des points de vue divergents dans une "mise en scène" ultra-cinématographique."Tout ça pour 8,95€ !


Tome 16 : Le visage d'Ami


Les 6 premiers chapitres du 16e tome de "20th Century Boys" voient Urasawa lever complètement (enfin, apparemment, car on ne sait jamais...) le voile sur les événements de 1971, et nous offrir une autre perspective - celle des comploteurs - que celle des témoins du complot (fragmentaire et impressionnée) ou celle de la re-création virtuelle (idéalisée) : c'est évidemment décevant (on n'avait pas envie que ça s'arrête, c'est forcément "choquant" de connaître la vérité), mais aussi fascinant... puisque cette "vérité" est à la fois une synthèse logique et une construction improbable à partir des points de vue précédents. Le plus beau, le plus Urasawaïen, est que la machination de Fukube le prestidigitateur ne pourra subsister que grâce au manque d'attention de Kenji et de sa bande, qui ne voient - littéralement - pas ce qu'il y a "derrière le masque", alors que le visage de son Ami / ennemi est totalement exposé : derrière cette parabole de la prestidigitation, il y a l'indicible horreur de cette fatalité d'un tel aveuglement, aussi anodin - sur le coup - que définitif. A partir de là, peut commencer un nouvel "acte" (le dernier ?) de la tragédie, qu'introduisent les 5 derniers chapitres. A suivre, évidemment...


Tome 17 : Laideur de l'humanité


A chaque fois que "20th Century boys" change d'époque et - largement - de protagonistes, on a un peu de mal à s'y faire, tant Urasawa a réussi à nous faire aimer et vibrer avec ses personnages. Ce 17ème tome ne déroge pas à la règle, en nous faisant avant tout découvrir les horreurs du monde post-cataclysme : retour à un système féodal, barbarie des rapports (on n'oubliera pas de sitôt les scènes terribles d'une humanité renonçant à toute compassion, toute fraternité, pour s'entretuer pour quelques fioles de virus), le monde de demain tel que Urasawa le décrit est accablant. Et puis, et puis, à son habitude, 10 pages magiques suffisent à Urasawa pour nous bouleverser : à partir de l'inépuisable mythe "rock'n'rollien" de crossroads, Urasawa invente une légende moderne, nous rassure : oui, le rock'n'roll peut encore sauver le monde ! La dernière page du tome 17, logique, a tout du tsunami.


Tome 18 : La croyance à l'épreuve...


Tome-charnière dans la saga "20th Century Boys", ce dix-huitième volume, nous replonge franchement, après les digressions du précédent, au cœur du sujet de la saga : le combat de la bande à Kenji, ou plutôt, de ce qu'il en reste en l'An 3 après Ami, contre ce dernier, et l'origine même de ce conflit aussi dérisoire - de par son point de départ, des frustrations enfantines - que titanesqque - de par son impact sur la planète toute entière. Mais derrière les habituelles péripéties sorties de l'imagination fertile de Naoki Urasawa, se dessine une question ô combien passionnante, celle de la croyance (plutôt que de la Foi, car les thèmes religieux, messianiques, sont finalement assez superficiels ici). Urasawa oppose frontalement ici une croyance "militante", dispensatrice de liberté et d'esprit critique, qu'il symbolise par la force universelle de la musique, ici d'une simple chanson rock, dont les "la la cha la la" de clôture déclenchent une révolution, à une croyance "aveugle", celle des foules en leurs leaders, leurs politiciens, qui ne sont d'après Urasawa que de sinistres manipulateurs usant de tours de magie ringards. On notera ainsi les deux scènes-clé du livre, celle qui oppose Joe Yabuki, guitare à la main, aux fusils de la milice, une scène aussi "classique" que sournoisement minée de l'intérieur (car comment Joe survit-il à la balle qui l'atteint ?), et celle, brillante, qui montre Ami, prestidigitateur ordinaire, rendant littéralement "aveugles" ses spectateurs, voire ses acolytes. Deux usages diamétralement opposés (... ou alors, pas tant que ça ?) de la croyance... qui provoquent en toute logique une furieuse mélancolie chez ceux, comme Manjûme, qui n'y succombent pas.


Tome 19 :


Le 19ème tome de *20th Century Boy*s innove en déplaçant la résurrection de son héros vers un mode burlesque : une rupture de ton déstabilisante, mais pour le moins astucieuse. En désamorçant à la fois l'émotion du lecteur (suffisamment stimulée dans les 18 tomes précédents) et le spectaculaire de cette réapparition qu'il aurait été si facile de rendre mythique, Urasawa montre qu'il est un auteur ambitieux. Contre toute attente, voici donc une tragédie planétaire qui se mue en farce dérisoire, la révolte des gueux conduite par un cowboy japonais et un ex-amnésique sans illusions. Dommage que Urasawa nous impose un retour inutile sur un personnage secondaire qui n'a jamais présenté d'intérêt, mais il se rattrape superbement dans le genre ironie en concluant la scène par une phrase d'anthologie : "c'est super dur d'être le mal, c'est nettement plus cool d'être un justicier !". Lol, comme on dit !


Tome 20 :


Plus on s'approche de la conclusion de "20th Century Boys", plus une certaine angoisse nous envahit : comment Urasawa bouclera-t-il son chef d’œuvre (d'autant que l'on sait les problèmes de santé qui l'ont obligé à interrompre la saga, avant de la conclure quelques années plus tard) ? Comment éviter l'inévitable, la déception, le manque ? Urasawa dénoue peu à peu les fils de son écheveau de fictions et de personnages, démontrant son contrôle absolu sur sa construction, puisque chaque pièce, une fois révélée, tombe parfaitement à sa place : ici, on découvre le rôle de Croa Croa (très beau personnage, soit dit en passant, complexe et émouvant), et ce qui s'est passé à l'usine en feu, mais on retrouve aussi les diaboliques et hilarants jumeaux tortionnaires Y et M, et surtout on découvre la vie de jeune couple de Kiriko et Fukube. La partie la plus faible de ce tome est d'ailleurs tout ce qui a trait à Kiriko, dans la mesure où Urasawa n'est pas encore parvenu à (n'a pas encore voulu ?) rendre vraiment compréhensible, du point de vue humain, son rôle au sein des plans d'Ami... Ce qui fait que l'on peut se demander si les personnages féminins sont ce que Urasawa maîtrise le mieux. Par contre, le face à face entre Kanna et Ami (le même ? un autre ?), et surtout le flashback glaçant qui clôt le livre, avec l'abîme d'interrogation qu'ouvre le "double garçon masqué", montre qu'Urasawa, le scénariste comme le "metteur en scène", est toujours à des hauteurs inouïes.


Tome 21 :


On peut trouver artificiel, exagéré, la manière dont Urasawa fait apparaître le personnage de Konchi en 1970, au sein de la bande à Kenji, et d'ailleurs, le reste de la bande partage nos doutes (preuve de l'excellent second degré dont Urasawa est capable à l'occasion) : "Il en reste un à trouver", hurle Kenji dans une symbolique partie de cache-cache... "Qui c'est ?", répondent, interloqués, les autres... On ne peut nier par contre que le personnage de Konji en l'an 3 après Ami, DJ solitaire et déchaîné, ne manque pas de panache et offre une ouverture grandiose, cinématographique en diable, à ce 21ème tome de "20th Century Boys". Les 200 pages qui suivent nous offrent le lot désormais habituel de péripéties impressionnantes (la répétition de l'attaque des soucoupes volantes), de scènes hautement émotionnelles (Kanna et Yukiji pleurant leur amour de Kenji) ou hilarantes (tout ce qui tourne autour du bowling, de Dieu et de Koizumi), et surtout de personnages hauts en couleurs ou glaçants (Numéro 13 qui réapparaît ou la terrifiante Takamatsu dont l'heure est arrivée...). Comme souvent, on préfèrera peut-être le superbe flashback qui nous ramène à l'âge idyllique de l'enfance, avec la scène attendue de la destruction de la "base secrète", qui offre à Urasawa l'occasion de réfléchir sur les pièges de la mémoire (chacun se souvient de l'évènement en fonction de la manière dont il se juge lui-même, adulte)... Et nous voilà prêts, non sans angoisse, à entamer le dernier tome !


Tome 22 :


"Si on le veut vraiment, il y a toujours un truc qui lâche...". Et ce qui lâche, dès les premières pages du 22ème (et dernier) tome de "20th Century Boys", ce sont les barrières qui retenaient encore nos larmes. Comment lire un manga alors que nos yeux n'arrêtent pas de couler ? Heureusement, l'action et le suspense prennent ensuite le pas sur l'émotion (et le rock'n'roll, jusqu'à la scène finale, qui montre - si l'on avait un doute - que Urasawa est un frère pour nous, dans sa passion pour la musique et l'émotion qu'elle peut provoquer..) : les 200 dernières pages de la saga sont une décharge continuelle d'adrénaline, alors que se déploie la dernière machination du maître des marionnettes... Jusqu'au face à face (triangulaire, puisque le roi des masques a toujours été là, dans les coulisses, toujours ignoré, toujours invisible) entre Ami et Kenji, attendu depuis 4400 pages, forcément avorté puisqu'il ne peut exister une fin à une telle aventure. "20th Century Boys" peut se clore, en toute logique, et de manière finalement satisfaisante : nous avons été témoin de la "faute originelle" de Kenji, de ce micro-événement ridicule qui a donc mis en branle la machine destructrice, et nous avons compris encore une fois que l'enfant (et ses jeux) en nous ne meurt jamais. Bien sûr, la principale question, au centre de l'histoire, reste irrésolue. Bien sûr, il y a désormais chez Kenji l'indestructible, au delà de sa mélancolie noire, un élément insaisissable, qui nous échappe ("Je ne suis pas comme vous", crie-t-il sur la scène du néo-Woodstock... Frustration ? Non, il est seulement temps d'entamer "21st Century Boys"...

EricDebarnot
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le 19 oct. 2014

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le 19 oct. 2014

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Eric BBYoda

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