Malgré la bonne volonté de quelques éditeurs, le marché du manga en France se trouve aujourd’hui complètement saturé, asphyxié qu’il est par des hordes toujours plus nombreuses de nouveautés. Dans un tel contexte, un titre ne peut se permettre de jouer la carte du mystère – sous peine de ne pas réussir à trouver son lectorat – à moins d’être bien accompagné par un éditeur sûr de son coup et désireux de partager ce qu’il considère comme un immanquable.

C’est pourtant bien le pari fou lancé malgré lui par Harold Sakuishi, l’auteur de l’excellent Beck, dont le premier tome de son 7 Shakespeares pose plus de questions qu’il n’en résout, malgré une idée de départ déjà intrigante. Comme son nom l’indique, le dramaturge anglais Shakespeare sera au centre de ce nouveau manga, ou du moins l’individu qui se fait appeler ainsi ; en effet, des zones d’ombre subsistent encore aujourd’hui sur la vie de cet étonnant personnage, zones d’ombre que le mangaka semble bien décidé à exploiter pour coucher sur le papier sa propre incarnation de l’auteur de Hamlet.

Malheureusement, le premier tome nous laissait dans le flou en se focalisant sur la vie d’une petite communauté chinoise, installée en Angleterre au XVIème Siècle. Aucun rapport direct avec Shakespeare, si ce n’est dans un premier chapitre qui n’apporte au passage pas plus de réponse que le reste. Malgré le succès du précédent titre de Harold Sakuishi et d’évidentes qualités dans l’écriture et le dessin, cette entame presque frustrante – car ne laissant que peu entrevoir le contenu réel du manga – et l’aveu d’impuissance de son éditeur français Kaze Manga quant à la façon de vendre cette série, semblent condamner cette dernière d’entrée. Une situation forcément tragique (un comble pour un tragédien) puisque le second tome entre définitivement dans le vif du sujet, et nous prouve que Beck ne fût par pour son auteur un incident de parcours dans une carrière médiocre.

Le contenu nous dévoile l’Angleterre de la renaissance, et une jeune chinoise nommée Li, d’une intelligence plus que remarquable, persécutée dans sa propre communauté puis recueillie par deux amis : Wallace, un négociant en sucre qui rêve de faire fortune, et Lance, lui-aussi marchand mais semblant plus attiré par les métiers littéraires malgré un manque certain de talent. Ce-dernier trouvera en Li plus qu’une muse, mais bien une artiste de génie dont il va rapidement faire commerce des proses.

L’histoire de 7 Shakespeares possède deux niveaux : nous allons d’un côté voir les personnages vivre sous nos yeux, et de l’autre découvrir l’Angleterre sous le règne de Elisabeth Ier, au moyen d’une reconstitution soignée ; il sera notamment question de la persécution des Catholiques par la jeune église anglicane, ou de la main-mise des nobles sur la société, des sujets traités avec soin par l’auteur pour un résultat passionnant. Les tomes se ferment par les références bibliographiques, dénotant du travail de recherche effectué pour ce manga.

Certains pourront reprocher à Harold Sakuishi des personnages au physique parfois ingrat et aux mimiques outrancières, mais cela participe à l’identité du titre, et impossible de ne pas trouver qu’il arrive ainsi à se différencier du reste de la production manga. Au bout de six tomes, même s’il lui reste beaucoup à prouver, il réussit jusque-là à nous proposer un récit vivant et dépaysant, tirant le meilleur à la fois de ses personnages et d’une époque rarement évoquée dans les manga. Encore faut-il savoir lui donner sa chance, et ne pas s’arrêter à un premier tome peu évocateur et un dessin particulier.

Devant la qualité du titre, son échec n’en devient que plus cruel, et montre surtout les limites de l’éditeur en terme de communication. Des maisons concurrentes comme Ki-oon ou Kurokawa ont réussi à imposer des séries atypiques, loin du Japon et des standards graphiques actuels, au moyen d’une publicité judicieusement élaborée, et orientée vers un public autre que les lecteurs habituels de manga ; or, soutenu qu’il l’est par un grand groupe international, Kaze Manga devrait avoir les moyens d’établir un véritable plan commercial pour un titre comme 7 Shakespeares. A moins que l’éditeur lui-même n’ait pas compris les atouts de sa propre publication, ce qui pose de graves questions quant aux raisons qui l’ont poussé à le proposer au lectorat français.
Ninesisters
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le 28 nov. 2013

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