Bande d'individus
7.3
Bande d'individus

BD franco-belge de Jean-Claude Denis (1998)

Un soir tard, pris dans un cercle vicieux, Luc Leroi trouve refuge dans un café. Malgré son tempérament d’individualiste, il n’a pas pu refuser l’hospitalité à son ami Gilbert qui se retrouve à la porte, sans clés (appartement et voiture), après avoir laissé sa compagne Mimi au TGV (pour aller au chevet de sa mère). Pour une description de Gilbert, voir ma critique de Luc Leroi remonte la pente troisième album de la série. Probablement un peu plus jeune, Mimi est une blonde mince, jupe assez stricte, le genre qui a trouvé celui avec qui elle peut laisser libre court à son tempérament de grande organisatrice. Lunettes elle aussi (verres épais), avec des montures totalement hors mode.


Reconnaissant vis-à-vis de Luc, Gilbert (naïf et angoissé… assez lourd quoi), s’obstine d’abord à faire la conversation. Mais, la goutte d’eau qui fait déborder le vase pour Luc, c’est que Gilbert s’écroule pour dormir comme un bienheureux et… ronfle bruyamment. Or, Luc cherche l’inspiration pour écrire.


Ce sixième album de la série commence comme une sorte de coup de gueule contre tous ces importuns qui occupent l’espace sonore en toute bonne foi, pour troubler celles et ceux qui auraient besoin de silence pour se concentrer sur une occupation sérieuse. Bien évidemment son entourage est peuplé de personnages aux lubies les plus diverses, ce qui donne à Luc Leroi de multiples occasions d’afficher une mauvaise humeur que le lecteur de la série connaît bien. Les situations s’enchainent dans un état d’esprit caractéristique, avec des gags et des bons mots, dans une ambiance où l’auteur illustre son goût pour les atmosphères nocturnes, en particulier dans les lieux publics parisiens.


Pendant que Gilbert se laisse envoûter par Myriam, une sorte de guérisseuse, Luc tente de défendre une femme qui se fait agresser dans un café. S’il ne fait pas le poids (il se fait traiter de nabot), un inconnu s’occupe des agresseurs. A la suite de quoi, Luc fait ami-ami avec cet inconnu et récupère un livre abandonné par la femme qu’ils ont défendue : L’âme de l’homme d’Oscar Wilde. A l’image de ce qui arrive à Gilbert, Luc se retrouve alors comme possédé par ce bouquin. Dans une sorte d’état second, il trouve une voie étonnante, comme si les phrases du bouquin lui permettaient enfin de comprendre et d’affirmer sa personnalité profonde. Autant dire que ça déménage (Luc Leroi a l’habitude, voir le titre du premier album de la série) et que Jean-Claude Denis s’en donne à cœur joie. Voilà Luc entrainé dans une aventure où il ne maîtrise plus grand-chose, à nouveau loin de l’univers parisien, entraîné par Danny (l’inconnu du café), qui vit en marginal dans le sud de la France.


L’album regorge de péripéties, qui sont l’occasion pour Luc Leroi de prononcer un certain de nombre de phrases lourdes de sens. En bon illusionniste (voir Le nain jaune), Jean-Claude Denis prépare le terrain avec quelques propos où Luc Leroi affirme son individualisme désenchanté :


« … et puis mon avis, j’ai beau le donner, je ne me reconnais jamais dans les idées dominantes ! » (planche 11).


« L’homme est vide… rien… le désert !... » (planche 17).


« Au diable tous ceux qui prétendent combler le vide !!! » (planche 17)


« Ah, il sera beau l’individu, une fois débarrassé de sa peur du vide ! » (planche 17).


Le scénario lui permet ensuite d’intégrer habilement des citations tirées de L’âme de l’homme :


« Il est plus sûr de mendier que de voler, mais il est plus beau de voler que de mendier. » (planche 30).


« L’égoïsme cherche toujours à créer, autour de lui, un type d’uniformité absolue… L’individualisme n’exerce aucune contrainte sur l’homme… Il lui enseigne au contraire à rejeter toute contrainte… L’individualisme est le but ultime de toute évolution… La perfection particulière à toute forme de vie… » (planche 37).


« La propriété privée a réellement nui à l’individualisme. Elle l’a obscurci en confondant l’homme à ce qu’il possède… de telle sorte que l’homme en est arrivé à penser que l’important était de posséder, non d’exister… En l’affamant, elle a empêché une partie de la société de s’individualiser… » (planche 52).


« L’art est le mode d’individualisme le plus intense que le monde ait connu… J’incline à penser qu’il en est le seul véritable… Une œuvre d’art est le résultat particulier d’un tempérament unique… L’art ne doit jamais chercher la popularité, c’est au public de se faire lui-même artistique… Dans une large mesure, nous avons pu nous débarrasser des tentatives d’intervention de la part de la société, de l’Église ou du gouvernement, dans l’expression originale de la pensée spéculative… » (planche 60).


Le discours est donc particulièrement subversif, à l’image du personnage d’Oscar Wilde, dandy cultivé, esthète et provocateur, libre-penseur au fort caractère. Avec un tel discours, Luc Leroi surprend et se fait des amis au point de devenir une icône. Cela lui permet également de séduire plusieurs femmes. Mais il côtoie une association caritative et des politiciens. Grisé par sa réussite, Luc Leroi verra-t-il venir ses ennemis ?


Jean-Claude Denis réussit une aventure en 70 planches où le discours d’Oscar Wilde stimule son inspiration. Un discours qui s’intègre intelligemment à un scénario qui correspond très bien au personnage de Luc Leroi. Sans les guillemets signalant les citations, le lecteur bluffé pourrait lire cette aventure plus ou moins comme les précédentes de la série. On ne peut néanmoins s’empêcher de remarquer que, par rapport à ce que nous connaissons du personnage (et même si le dessinateur prend la précaution de lui faire dire qu’il se sent comme habité par ces phrases, à force de les avoir lues), Jean-Claude Denis en fait un peu trop, surtout qu’il nous avait habitué à un personnage certes individualiste, mais tout sauf revendicatif. On le connaissait plutôt râleur impénitent, déplorant certains comportements de ses contemporains. Avec le discours d’Oscar Wilde, il trouve une justification trop parfaite à tout ce qu’il ne supporte pas. Et puis, il n’a pas l’envergure de l’écrivain (en réalité, Luc se contente de faire le nègre).

Electron
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le 10 sept. 2017

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