Tome 1 : Bienvenue !

Loin des éclaboussures de couleurs de "Tonnerre Rampant", Eric Liberge dessine ce purgatoire désertique et caillouteux sous le signe du sec : ligne claire noire fine et précise des contours, universel décharnement des paysages, des objets, des corps, ennui sans appel de ces cieux noir et blanc où rien ne scintille, surtout pas l'espoir; univers du recyclé, du bricolé, où les squelettes sont rafistolés avec des morceaux d'objets hétéroclites, surchargés de pansements métalliques, réajustés à coup de boulons et de vis, affublés de greffons loufoques tels que des couvercles de moulins à café...

Il faut s'y faire, c'est le Purgatoire. Bon, il faut accepter l'injonction métaphysique. Le Purgatoire répond à un besoin ancien de l'homme de pouvoir exercer son libre-arbitre dans l'au-delà, en évitant le Feu définitif au prix de quelques désagréments à durée déterminée. A I'image de notre société qui, ayant renoncé à appliquer la peine de mort (mais les assassins, eux, peuvent toujours), s'est fourrée dans la tête la croyance que même le pire des malfrats est récupérable par l'éducation. Ici, c'est le Purgatoire qui éduque.

Comment ? Par l'ennui, le chaos et l'absurde. Dans ce triste monde, le café en grains est une drogue hyper-rare, qui procure la vision des plaisirs de la vraie vie, frustrant d'autant plus par contraste les errants qui hallucinent ces félicités. Par contre, l'imagination peut reconstruire des villes entières. Notre héros amaigri, Victor Tourterelle, mort stupidement dans sa salle de bains en dérapant sur une petite voiture de son fils qui traînait là, rencontre un facteur - moustachu - qu'il poursuit jusqu'à en savoir plus sur le monde où il est tombé.

L'absurde, c'est la bureaucratie qui étiquette les nouveaux arrivants : ils ont des fiches signalétiques (signalant entre autres où ils en sont de la purgation de leur karma), on les oblitère sous l'occiput. Ce sont les revendications beuglantes de révolte contre Dieu de la part des prisonniers de ces limbes, et qui transposent l'univers vociférant des manifs de rue dans la métaphysique.

L'âme de nos défunts conserve comme elle peut leur ultime support d'existence : le squelette, quitte à se servir de pièces neuves chez les nouveaux arrivants ignorants des règles en vigueur. Fauche mon humérus, j'te dirai rien ! Liberge doit évidemment limiter le réalisme de ces squelettes pour leur donner une personnalité et une expression : la forme des orbites vides, la bouche sans dents qui se tord au gré des sentiments, les doigts parfois recouverts d'un engobe qui leur donne cohérence...

Comme attendu, les villes qui peuplent ce désert sont d'une belle verticalité ordonnée en amas, où les motifs architecturaux se mêlent : rotondes spiralées Renaissance, créneaux médiévaux, clochers alvéolés de mini-arcades à la Gaudi, toitures en cônes à facettes concaves en damier, entassement vertical de baraques parasites squattant les flancs des remparts...

Derrière la loufoquerie macabre de cet ossuaire tumultueux et souvent révolté contre sa condition, se dessine lentement une lecture moins naïve : le Purgatoire est la poubelle du monde réel. Le café y est rare au point d'y provoquer un scandale par la seule mention de son nom. En dépit de leur état physique, les macchabées peuvent manger et boire. Mais les bistrots (sinistres, comme ce sous-sol de citernes rouillées entrelacées au moyen de tuyaux rafistolés) ne servent que les pires poisons issus des oeuvres industrielles de l'humanité vivante. On s'y shoote au mercure, et les nouveaux venus sont dépouillés par trépanation de quelques grains de café symbolisant leur âme... Ce Purgatoire fait quand même un peu Tiers Monde, par moments.

Loufoqueries : séance de thérapie au moyen d'un test de Rorschach macabre, boissons pour soirées entre copains à base de copeaux de cuivre et de nitrate de bismuthyl...

Il fallait tout de même, pour qu'il y ait une action, que Victor Tourterelle ait quelque chose de spécial : cartographe de son vivant, il est convoité aussi bien par les chefs de la Cité que par les conspirateurs appelés "Frères de la Corniche" pour établir enfin une carte exhaustive de l'au-delà, afin de tirer tout le monde de l'incertitude. La trame du scénario commence à ressembler à "Horologiom".

Bien la première fois qu'un géographe servirait à quelque chose !



Tome 2 : Le télescope de Charon.

Le tome 1 pouvait n'apparaître que comme le prélude à une joyeuse pochade squelettique et macabre, du goût crépusculaire et spectral qu'affectionne Tim Burton, avec cette nuance humoristique apportée par les bagarres entre squelettes, et leurs vifs échanges verbaux, qui ne sont pas sans rappeler les empoignades au sein du village gaulois d'Astérix (voir dans ce volume la bagarre de la page 6).

Le tome 2 impressionne par son enracinement dans un imaginaire transcendant, et l'affirmation d'une symbolique interne dotée d'un sens. On est dans le sérieux. La thématique du type "Horologiom" se précise : Victor Tourterelle est instamment convié à cartographier l'ensemble du purgatoire par la secte de la Corniche, et le vilain (?) Septuagésime qui régit la Cité des Morts (Le "Pays des Larmes") prétend l'en empêcher.

Là où ça devient vraiment intéressant, c'est qu'on ne voit pas trop pourquoi; le Potentat, et ses milices (La Salamandre) ne se livrent a priori à aucune atrocité de nature à susciter la haine du lecteur contre eux (suffit-il de gouverner pour être haïssable ?); pire, ils semblent aussi désorientés que la masse des squelettes qu'ils gouvernent à grands coups de sermons mystiques et religieux. Lesquels sermons d'ailleurs ne savent pas trop que promettre (sortir du Purgatoire ? Pas clair). Page 21, il semble que le but de Septuagésime et de ses séides soit de rejoindre la Lumière (comme tout le monde), mais ils reprochent à Tourterelle de mettre en danger l'Ordre Divin en voulant le cartographier. Diable ! savait-on que les cartes avaient le pouvoir de détruire l'ordre divin ?

Leur doctrine ésotérique est plus traditionnelle : astrologico-pythagoricienne, elle disserte sur l'harmonie divine des sphères, générant un Ordre (politique et religieux !) que Tourterelle serait bien inspiré de ne pas bouleverser ! L'emphase verbeuse des énoncés mystiques proférés par Septuagésime se traduit d'ailleurs pour un lettrage spécifique, où les panses rondes des lettres fermées sont affublées d'une croix.

La grande innovation de cet album est l'introduction, ferme et soutenue, de thèmes, d'images, et de vocabulaire tirés de l'alchimie la plus traditionnelle. Ces squelettes proliférants représenteraient-ils la "putrefactio" alchimique, stade de décomposition de la personnalité de l'Adepte, en attendant sa Résurrection ? La pochade supposée tournerait alors au récit initiatique plus ou moins hermétique, acquérant de ce fait une profondeur inattendue. On s'étonne moins que la boisson préféré des ivrognes osseux soit le mercure, qui parfois voisine avec l'ammoniaque (page 50), tous deux grandes vedettes des écrits alchimiques, et (page 51), une réplique est dans la plus pure lignée alchimique (« Glace de Saturne et Antimoine font les Noces Chimiques de la Rosée Mercurielle... puis s'ajoute la Fleur de Soufre calcinée par l'esprit secret du Feu : la Salamandre. »). Or, la secte religieuse qui court après Tourterelle s'appelle la Salamandre. Si ce n'est pas du symbolisme alchimique, alors qu'est-ce que c'est ?

Même page, il semble bien que le café tienne une place proche de la Pierre Philosophale... L'ironie chemine de concert avec la cohérence interne du récit...

Victor Tourterelle dispose d'un énorme outil, le Télescope de Charon, pour mener à bien son travail de cartographie. Et voici maintenant que l'astrologie traditionnelle s'en mêle : Charon (nocher des Enfers) est un satellite de Pluton (ultime planète de notre système solaire jusqu'à ce que les scientifiques le dégradent pour motif d'insignifiance, ce qui va plutôt bien à Pluton); or, Charon et Pluton, en astrologie traditionnelle, sont intimement associés à la Mort absolue, à la transformation, aux mutations et résurrections après dépouillement radical de toute identité. Liberge choisit ainsi une deuxième voie pour parler de la putréfaction alchimique. On ne saurait attribuer au hasard le fait que, page 9, Charon soit nommé pour la première fois dans une vignette du haut, et son camarade astronomique Pluton pour la première fois dans la vignette juste en-dessous.

Les psychopompes, comme de juste, ont établi leur base sur les dernières planètes avant le vide sur Charon (monde de la marge, de l'interface), utilisent les champs magnétiques de Saturne et Mars pour dépouiller les squelettes de leurs chairs, et les envoient sangloter sur Pluton. (Faire gaffe quand même : le champ magnétique de Mars n'est pas costaud, et Mars est qualifié de « géante gazeuse », ce qui est, au moins, approximatif).

Les solides références ésotériques passent par la découverte dans les Archives de la Cathédrale des œuvres théosophiques de Jakob Böhme, des figures secrètes des Rose-Croix, du Locus Terrenus (représentation ésotérique de l'univers sous la forme circulaire d'un mandala, présente chez Robert Fludd, par exemple)... Ainsi, les plus grandes spéculations ésotériques peuplent le noir du monde purgatorial ! Page 50, superbes reproductions de gravures alchimiques, dont la putrefactio-nigredo de Mylius (Philosophia Reformata).

L'initiation potentielle passe par une chasse au trésor, un peu à la Lovecraft : les gens de la Corniche apprennent à Tourterelle qu'il existe des archives interdites mais intéressantes pour son travail, dans une tour de la Grande Cathédrale du Pays des Larmes. On est déjà dans la quête inlassable de vieux bouquins redoutables qui est récurrente chez Lovecraft. Mieux, l'auteur cité comme intéressant est Rahab Vahrus Architofel (Archidiable ?) , dont le prénom arabe n'est pas sans évoquer Abdul Alhazred, l'auteur du Nécronomicon. Afin de corser l'intrigue et d'entrouvrir d'autres portes, on sait déjà que des pages importantes ont été arrachées au manuscrit d'Architofel, et que ce dernier est introuvable (or, il ne risque pas d'être mort, depuis 400 ans, vu qu'il l'était déjà au départ).

Les comploteurs de la Corniche sont des psychopompes, qui viennent accueillir les âmes des défunts lors du décès, et leur faire subir diverses transformations pour les adapter à l'Au-Delà sinistre du Pays des Larmes. Ces jouisseurs décharnés ont trouvé le bon truc pour s'empiffrer : ils fauchent la nourriture et les boissons de ceux qui meurent d'excès de table, et en profitent, sauf que ces délices terrestres n'ont aucun goût autre que celui dont on se souvient... L'analyse œnologique post-mortem d'un grand cru (page 15) est doublement hilarante, à la fois par son caractère fantasmatique pur, et par son art de tourner en ridicule (ce qui n'est pas très difficile) les discours des amateurs de pinard, qui sont capables de trouver des arrière-goûts de n'importe quoi dans n'importe quel picrate de rencontre.

Tel Virgile guidant Dante aux Enfers, Pétronille Fête-Dieu se fait l'adjuvant efficace de Tourterelle dans ses pérégrinations ultratombales, lui fait boire du café, ce qui lui confère clairvoyance et prémonitions.
La symbolique vogue entre l'ironie et le labyrinthe : Tourterelle apprend que les grains de café constituent une sorte de drogue, qui seules lui permettraient de voir quelque chose d'intéressant dans son télescope. Comme par hasard, dans le tome 1, sa calotte crânienne a été remplacée par... un dôme de moulin à café, avec sa manivelle. Ce nectar noir (la noirceur de la nigredo) et aromatique d'outre-tombe ne manque pas de saveur... devinez donc où vont être moulus les précieux grains de café que Tourterelle va rencontrer dans son odyssée sombre...

Tourterelle va, comme de juste dans la Tradition, survoler le Léthé et se risquer sur Pluton, dont la topographie digestive, décrite dans le mandala page 63, énumère les péchés capitaux en cercles concentriques, formant autant de coques karmico-alchimiques à briser pour parvenir à l'individuation... Il y a du Jung là-derrière.

Les dessins acquièrent de la profondeur, et réinventent un vide spatial tout noir, moucheté sur ses fonds de petites taches blanches, qui font davantage brouillard ou nébuleuse lointaine que vraiment ciel étoilé. Dans ce vide profond, peuplé de planètes, mais aussi d'architectures flottantes ne reposant sur rien et arrimées à rien, on se déplace en barque (qui flotte sur rien).

Le récit, par contre, est solidement fondé sur la psychologie des profondeurs, la mythologie et l'ésotérisme. Quel travail !!!


Tome 3 : Le Pays des Larmes.

Dans un Purgatoire, il faut se purger, c'est la base. Mais de quoi ? De toutes les tensions psychiques qui vous fragmentent, vous éparpillent, et vous configurent intérieurement en chaos. De fait, il est ici pas mal question de chaos (celui qui cherche à renverser la structure psychique établie, matérialisée par le Septuagésime et ses prélats, dont la destitution ne peut qu'amener la liberté nécessaire à une salutaire recomposition). L'objectif de "semer le foutoir" est clairement énoncé page 23. Tant qu'on y est, et qu'on commence à connaître Liberge et ses abîmes, il n'est pas inutile de porter attention au nom même de "Septuagésime" : ce dimanche précède Pâques (la résurrection) de 70 jours, et cherche à faire revivre aux chrétiens la captivité de Babylone. "La captivité de Babylone symbolise donc le temps des épreuves, des difficultés, de la lutte contre la tentation et le péché" (Wikipédia). Donc, tant que Septuagésime règne sur le Purgatoire, il faut lutter contre ses démons personnels. C'est très précisément ce dans quoi s'engage Monsieur Mardi-Gras Descendres, avec son caractère plutôt abrupt qui le pousse à malmener son nocher, Pétronille, au fond brave type qui l'abreuve de café (Dans "La Divine Comédie", je n'ai pas remarqué que Virgile payait un coup à boire à Dante, mais il est vrai que le café se faisait rare dans l'Italie du Trecento).

Au cas où on n'aurait pas compris ce qui se joue, il est également pas mal question de karma à régler dans cet épisode (orthographié "kharma", au risque du gutturaliser la première syllabe). Mardi-Gras est un héros dans la mesure où il va au-devant de son propre karma à brûler, tandis que la masse des squelettes prisonniers du Pays des Larmes stagne, entre soûleries au mercure et invectives contre les évêques enjuponnés du Potentat. Ca me rappelle pas mal de situations politiques.

Mardi-Gras entame méthodiquement la descente initiatique dans le labyrinthe des péchés capitaux de Pluton, et affronte à chaque fois ses propres manquements, les souffrances qu'il a causées, et les violents reproches que lui adressent ses sentiments refoulés sous forme de monstres plus ou moins appétissants. On est bien dans la décomposition, la nigredo alchimique, en attendant le coup de trompette de l'Ange qui devrait, très logiquement, appeler tôt ou tard à une résurrection (ben, on se rapproche de Pâques quand Septuagésime s'en va, non ?). Jung serait fier de ce bon élève qui suit le sentier de l'individuation en affrontant son Ombre, avec pour guide Pétronille dans ce Labyrinthe où les forces brutales rôdent, cherchant qui dévorer. Bon, Pétronille n'est visiblement pas aussi sexy qu'Ariane (qui a donné le fil de repérage à Thésée), mais il n'est pas trop contrariant, faut pas trop en demander.

Dans la topographie intestinale de Pluton, Mardi-Gras affronte ici les premiers cercles de la Purgation : il y a du boulot, puisque toutes ses incarnations antérieures sont prises en compte; dans le Temple de la Négligence, il y rencontre les âmes qu'il a délaissées, et l'image géante de son propre corps; dans celui de l'Orgueil, il doit affronter les taches laissées par sa suffisance et sa prétention; le point culminant émotionnel de l'album est la rencontre de Tourterelle avec son propre fils, transformé en buste de statue, ce fils qui a laissé une deux-chevaux miniature tuer son père; dans celui de l'Envie, il rencontre ses ambitions détournées et dégénérées, explosant en un monstrueux pandémonium qui vaut le déplacement (page 45); les démons les plus laids sont ces horrifiantes araignées-crabes de la Colère (page 51); on lui souhaite que la rencontre de l'attendu Architofel, dans le cercle de la Paresse, soit moins pénible, mais...

Le facteur n'est pas qu'un comparse moustachu, vous vous en rendrez compte dans cet épisode. Le discours tenant la comptabilité loufoque des charges karmiques des pensionnaires locaux (page 14) est à la fois une charge contre les incohérences de la théorie métaphysique en cause, et une plaisante satire du jargon économico-juridique censé gouverner nos vies. Intéressant : les membres de la Corniche utilisent l'alchimie pour lire leurs vies antérieures, et sont protégés par un groupe d'âmes. C'est embêtant, l'Au-Delà : on ne peut condamner personne à mort, c'est déjà fait.

Les architectures dessinées par Liberge gagnent en densité onirique : pages 3 et 28, ces curieuses arcades à piédroits et voussures détaillés en moellons et claveaux exorbités; de très belles pyramides à degrés, flanquées d'allées couvertes, entre Saqqarah et la Vallée des Rois (page 7); la Porte de la Négligence (page 9) et sa nuée de spectres sur les piédroits se rapprochent en horreur solennelle des paysages infernaux de Giger, tout aussi noirs, sauf que Liberge use de sa technique habituelle du mouchetures blanches organisées en nuées, afin d'adoucir les visions et de matérialiser la progressivité de l'entrée en transcendance; la cité de Sainte-Cécile du Purgatoire (page 12) joue sur des édifices élancés en biseau sur quatre faces, surmontés de trois énormes cônes pointés vers le ciel, gros comme une fusée des comics des années 1950-1960; l'entassement romano-baroque d'arcs, de consoles, de sarcophages gravés et de temples à péristyles du domaine de l'Orgueil (page 32), confortés page 33 par une forêt d'urnes funéraires de toutes tailles; l'élan vertigineux vers le haut de pilier nouant une dentelle d'oculi et de roses rayonnantes plutôt gothiques (page 47).

On ne sait trop si c'est un effet du chaos ambiant, mais Liberge se permet quelques libertés avec l'orthographe dont on ne trouve pas le sens : outre le "kharmique" déjà cité (page 12), on trouve un "dévalle" (page 4), un "héberlué" (page 24)...

Rarement vu une représentation aussi grandiose des labyrinthes du dedans.


Tome 4 : Le Vaccin de la Résurrection.

Comme attendu, la geste cliquetante de nos squelettes rafistolés, après le règne de Septuagésime, ne peut plus avoir en ligne de mire que la résurrection. Facile à dire. Le café donne certes des visions et des sensations de la vie charnelle, mais il ne suffit pas pour réincarner tout ce beau (?) monde. Le scénario recourt donc à la sapience d'un des premiers arrivés dans ce Purgatoire, un certain Jéronimus, qui aurait découvert le processus par lequel on peut ressusciter. On se gardera bien de révéler le procédé, mais sachez qu'il est dénommé une fois sous le nom de "Fleur d'Or" (encore une allusion à un livre de Jung, et à l'alchimie en prime !).

Bizarrement, Tourterelle interrompt sa purification karmique dans les cercles de Pluton. On ne saura jamais quels comptes il avait à régler avec l'Avarice, la Tentation et la Luxure. De quoi justifier une nouvelle incarnation pour purger tout ceci ? En effet, le problème majeur de Tourterelle dans ce finale, est de convaincre les défunts que leur karma ne peut être consumé qu'en affrontant son Ombre et ses monstres, et que rien ne vaut une vie bien charnelle pour contrôler sa propre destinée spirituelle. Mais les compères osseux sont difficiles à persuader : après tout, au Purgatoire, on ne risque plus de mourir et de souffrir !!!

L'action en quelque sorte christique de Tourterelle a permis d'éveiller les trépassés à la conscience de leur condition misérable, ce qui ne signifie pas qu'ils entrevoient du premier coup comment en sortir.

Rahab Vahrus Architofel est le responsable du détournement de Tourterelle de la poursuite de la souffrance karmique plutonienne. Là où on s'échappe de la métaphysique pure, c'est quand on apprend qu'Architofel était de son vivant partie prenante d'une équipe de théologiens chargés d'affirmer le dogme du Purgatoire lors de la Contre-Réforme. Et Jéronimus Van Aken (autre nom du peintre Jérôme Bosch) a travaillé à l'élaboration de ce dogme (page 35), que l'initiative intempestive d'un certain Séverin Léopold le Pieux, recteur de Bretagne, a dévoyé en substituant à certains mots faisant du Purgatoire un espace de purification provisoire, d'autres termes le transformant en un cul-de-sac sans espoir.

C'est évidemment donner à l'imagination d'un seul homme un pouvoir bien grand que de transformer à lui seul la topographie de l'Au-delà, et il vaut mieux rester dans la pure représentation si l'on veut conserver quelque crédit à ce Purgatoire. D'ailleurs, l'humour s'en mêle : Tourterelle trimballe passagèrement une tête qui débite des proverbes et aphorismes populaires, dont la congruence, sujette à caution, provoque le rire.

Les décors, noyées dans une brume sombre et brunâtre, assaisonnés de taches et de motifs parfois ésotériques, présentent de belles verticalités architecturales, en tuyaux d'orgue parfois harassés par le Temps. Rosaces ajourées méticuleuses (page 27) et sculpture de fins motifs sur les piliers rajoutent à l'ambiguïté de cet univers, entre ce qui est "réel", et ce que l'on peut en supprimer par un simple refus de l'illusion (pages 12 et 14). Les gâbles, crénelures et garde-fous ajourés de la page 40 renforcent l'appel à l'élévation nécessaire des âmes perdues, tout en évoquant de loin le gothique à lancettes.
Très belle mise en images de la réincarnation en chaîne page 66.

Au fond, le récit se termine bien, de manière certes cosmique, mais, indiscutablement, la dernière image s'adresse directement au lecteur en personne : quelle voie désire-t-il prendre ?

Entre ironie, compassion familière envers les pauvres vies du commun, et exploration vertigineuse de l'Au-Delà, Liberge joue avec nos abîmes intérieurs, aussi bien le répertoire d'images folles que nous portons, que notre itinéraire émotionnel. Le choc d'un telle oeuvre est destiné à produire des échos durables.


khorsabad
9
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le 29 avr. 2012

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khorsabad

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