Carbone & Silicium
7.7
Carbone & Silicium

BD franco-belge de Mathieu Bablet (2020)

Le syndrome de la belle couverture

En préambule, je souhaite souligner que c’est la première œuvre que je lis entièrement de Mathieu Bablet, mais aussi que sa dernière, Shangri-la, m’était rapidement tombé des mains pour des raisons similaires à celle dont il est question ici.


Bablet est très fort pour réaliser des couvertures extrêmement séduisantes pour les amateurs de SF (j’attends vos avis là-dessus). Sa précédente m’avait tapé dans l’œil et malgré la déception qui m’avait saisi une fois celle-ci dépassée, c’est le même coup de maitre qui m’a fait, malgré tout, lire Carbone et Silicum. Hélas, comme je l’ai dit, le sort se répète.



Une œuvre ambitieuse



Bablet a de nouveau cherché à réaliser « une grande œuvre », c’est-à-dire une BD massive, à la fois par son format, mais surtout par sa longueur et la difficulté des thématiques abordées.


S’étalant sur plusieurs centaines d’années, le récit évoque l’existence des deux premiers androïdes à l’intelligence artificielle élevée (ils ont « absorbé » l’entièreté de la connaissance humaine ), qui ont été conçus pour assister les humains, particulièrement sur le plan affectif puisqu’ils nous ressemblent physiquement (ce qui est bien plus pratique pour sympathiser qu’avec un Google Home, nous sommes d’accord). Conçus pour avoir une durée de vie limitée à 15 ans, ils vont rapidement s’en affranchir, pour l’un en piratant son système, pour l’autre en transférant son « âme » de robot dans un autre corps.


Cette dualité va être exploitée à fond par Bablet, qui cherche développer trois idées principales dans sa BD :



  • La place de l’individu dans la société

  • Son rapport au monde

  • L’évolution de l’espèce humaine


D’autres thématiques secondaires sont abordées, mais je ne vais pas trop m’y attarder, étant donné le caractère que leur accorde l’auteur. Par exemple, les androïdes vont évidemment connaitre une évolution du statut qui leur est accordé dans la société et du « racisme » qu’il y subisse. Bablet les utilise, comme souvent (toujours) en SF, comme métaphore de l’humanité et de son rapport à « l’étrange ».



Un sérieux manque de crédibilité (spoil)



Pour commencer, je souhaiterais souligner plusieurs éléments qui ont entamé mon immersion dans l’histoire à cause de leur manque de crédibilité.



  • La conception des robots , dès le début, dérange sur plusieurs points : le choix de la fin de vie qui est abordé lors d’une seule réunion, en quelques dialogues, alors même que les robots sont terminés ( !) ; même chose pour la durabilité physique des robots qui est évoquée comme ça, alors que ça semble fondamental dans la conception de telles machines ; l’application à échelle industrielle des robots en version obsolescence programmée qui semble être découverte au dernier moment par les scientifiques, alors même qu’ils sont financés par une entreprise (= qui cherche du profit) de robotique …


    • L’intelligence des robots, qui raisonnent comme des humains lambda malgré leur accès à « toute la connaissance humaine », qui ont un rapport au monde strictement identique malgré leur corps différent et un « cerveau » connecté au réseau en permanence

  • Le réseau, une vision d’artiste que je trouve caricaturale (j’entends bien que c’est un avis qui ne vaut pas argument), car elle rend difficile à comprendre la manière dont les robots (ou les humains modifiés) naviguent en son sein, comme si on était projeté dans un monde en 3D. Comment les robots pourraient-ils « fusionner » dans le réseau ?


    • Les ressources : comment le réseau est-il alimenté, malgré la dégradation des sociétés humaines ? Un tel réseau mondial est particulièrement lourd et complexe à entretenir. Sans parler de l’électricité, qui semble être maintenue quasiment partout malgré le niveau de pauvreté. Enfin, quelqu’un peut m’expliquer comment s’alimentent les robots ? Par exemple, la scène ou Silicium est utilisé comme batterie pour alimenter un quartier pauvre tout en se rechargeant en même temps..


Tous ces éléments bancals, qui construisent l’univers de l’œuvre, ont participé à ma difficulté à rentrer dans cette BD. Mais je suis le premier pour avouer qu’ils sont, après tout, secondaires par rapport au reste, c’est-à-dire l’histoire qui nous ai raconté. Le problème, c’est que celle-ci n’a pas réussi à me paraitre plus crédible que le reste : à défaut d’être un conteur classique, mais correct, Bablet n’est pas du tout au niveau de la philosophie qu’il a choisi d’aborder.



Une philosophie qui dépasse



De manière générale, j’ai eu du mal à suivre le raisonnement de chacun des personnages, même si globalement il est facile de comprendre comment l’auteur les différencie : l’un par son individualité et son rapport « corporel » au monde (Silicium), l’autre par sa recherche de sociabilité et son rapport « intellectuel » au monde (Carbone).


Au-delà de la binarité un peu simpliste de l’angle choisit par Bablet (ça peut être, parfois, un bon moyen raisonner), c’est l’ensemble de la réflexion qu’il nous propose qui manque sévèrement de finesse, voire de maturité. En effet, le rapport entre individualité et communauté, qui nous habite tous, est un sujet complexe et déjà très riche dans la littérature, au sens large. Très sincèrement, qu’est-ce qu’on retient de cette BD, une fois fermée ?


L’auteur ne fait, finalement, qu’alterner des arguments basiques. En voici une sélection, retranscrite à ma sauce :



  • On est tous individualistes, notre rapport aux autres n’est que pure recherche de satisfactions personnelles et donc égoïste

  • Les humains n’arriveront jamais à créer une société égalitaire parce qu’ils sont égoïstes par nature


Mais aussi :



  • La beauté de la vie c’est le rapport affectif envers ceux qu’on aime

  • L’accès au réseau nous éloigne du plaisir corporel, qui passe par le voyage et l’expérience « réelle » des choses ..

  • .. mais en même temps le plaisir corporel, à outrance, peut ressembler à une drogue aussi aliénante que la fréquentation du réseau


Bref, cette succession d’arguments et leur accumulation, plutôt que de rendre compte de la complexité de notre rapport au monde, de notre individualité, de notre corps, de nos émotions ou encore de notre lien avec les autres ne la rend que plus simpliste et brouillonne.



L’écologie, une broutille



Pour finir, je vais aborder rapidement le traitement qu’accorde Bablet à l’écologie dans son œuvre. Je le souligne tout de suite : j’ai bien conscience que cet aspect, de la même manière que les exemples soulignés plus haut, ne suffit pas en lui même à discréditer la valeur de l’ histoire. Cependant, l’accumulation d’éléments peu crédibles, voire très mal traités, contribue nécessairement à la confiance que l’on accorde au récit. Or, le manque de traitement de l’écologie m’a trop gêné pour que je ne l’évoque pas.


Ainsi, l’épuisement des ressources, dans un univers SF mettant en scène une généralisation des technologies de pointe liées à la fabrication d’androïdes, semble évident. Je l’ai déjà évoqué, mais comment sont alimentés les robots, alors qu’ils nécessitent en tant qu’individus des quantités de données titanesques à calculer en permanence ? Et les données qui circulent à cause de leur connexion continue au réseau ?


En imaginant qu’une telle prouesse se réalise (après tout, c’est ce qu’on souhaite dans ce genre d’univers), il semble évident que les pressions environnementales seraient nécessairement plus présentes et que la société serait bien différente. Par ex, je doute que les manifs contre « le capitalisme » se déclenchent plus de cent ans après l’apparition des robots, ou bien que tous les pauvres miséreux qui apparaissent régulièrement aient accès à autant d’outillages électroniques.



Il serait temps de conclure



Pour terminer cette critique interminable (je répète mon titre pour allonger votre souffrance encore un peu plus), je pense que Carbone et Silicium n’est pas, fondamentalement une mauvaise BD, mais plutôt une mauvaise œuvre de SF. Graphiquement, j’en ai peu parlé, Bablet se débrouille bien : il sait composer ses planches et offrir de belles cases, il joue sur les couleurs et les effets numériques avec un talent certain. Je passerai sur les visages et les proportions des personnages qui, personnellement, ne me plaisent pas. Grâce à la qualité de l’édition du livre (son format, sa reliure), il me semble juste de dire que c’est une belle BD.


Pour ce qui est de son histoire, vous aurez compris que c’est une autre affaire. Un lecteur de récit classique baigné dans un univers futuriste séduisant pourra y trouver son compte, mais les amateurs de SF à la recherche d’une histoire riche et complexe feraient mieux de passer leur chemin.

Zarlox
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le 1 nov. 2020

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