Cap sur l’Europe et la ville de Londres avec City Hall ! Global manga, steampunk et plumes aiguisées au programme, dans une année 1902 résolument alternative.
L’expérience de l’écriture par la plume (ou le clavier) et de la lecture conduit parfois à mettre son imagination en route, pour faire vivre les personnages, lieux et situations qui défilent sous nos yeux. Comme si le récit prenait vie. Le résultat est parfois si fort que la disparition d’un personnage produit une certaine gêne. La frontière entre récit (lu ou produit) et réalité peut alors s’obscurcir quelque peu. Dans City Hall elle a disparu mais le papier et l’écriture sont interdits et oubliés depuis longtemps. Officiellement pour des raisons écologiques.
En réalité, l’interdiction a des raisons bien moins vertueuses. Sans que l’on ne sache trop pourquoi, à un moment donné de l’histoire, un curieux phénomène (inexpliqué et qui le restera : à vous de jouer les Sherlock Holmes pour résoudre le mystère !) se produit : les choses écrites sur le papier se mettent à prendre vie. Si vous savez écrire, vous pouvez alors donner naissance à des « papercuts » (coupures de papiers). En fonction de votre talent littéraire, de la qualité de la description, votre création peut être un simple pantin qu’il faut guider pas-à-pas ou un être puissant et capable d’initiatives. Dans tous les cas l’utilisation des papercuts va finir par déborder l’utilisation purement domestique et privée : après tout ne feraient-ils pas de bons soldats ? Donnez-moi du papier, un stylo et je conquerrai le monde ! Il suffit que quelques personnes se disent cela pour que l’on débouche sur… la guerre. Et c’est ce qui s’est produit au XVIIème siècle avec la Grande Guerre qui a fait des millions de morts. Suite à cet événement, l’apprentissage de l’écriture a été interdit et les stocks de papier détruits.
Triste disparation ? A première vue, non. Pour pallier l’absence d’écriture des audio-livres ont été créés, on trouve aussi des ancêtres de nos écrans tactiles ainsi que des phonographes – le son étant gravé sur des rouleaux de cire ou d’acier – ce qui sert de support pour les journaux et la littérature. La technologie, surtout fondée sur la vapeur (merci le premier âge industriel), se développe si bien que début XXème siècle, l’environnement dans lequel les personnages évoluent est à la fois proche et différent du nôtre : voitures, électricité, inventions diverses, mécaniques apparentes… Le mélange entre l’aspect victorien et une modernité mécanique et dévoreuse d’énergie (pour le pire comme le meilleur : le titre de ville lumière pour Paris est à prendre au sens propre…) n’est pas pour déplaire.
Dans ce paysage somme toute tranquille, un événement terrible se produit : le papier a fait son retour ! Et il fait des morts. Un certain Lord Black Fowl l’utilise pour créer des papercuts qui sème le trouble dans Londres. Face à la situation le maire de la ville fait appel à Jules Verne et Arthur Conan Doyle pour résoudre le mystère et offre au premier un cahier et un crayon ! Une arme de destruction massive en somme. Et les voilà partis pour une enquête visant à arrêter Lord Black Fowl, mais qui connaîtra certains prolongements au cours des tomes.
Avec une intrigue dont la fin était écrite dès le départ – ce qui donne une bonne structure au récit -, on suit Jules et Arthur, bientôt rejoints par Amelia Earheart (leur garde du corps), dans leur enquête. Accrochez-vous car vous allez devoir faire face à plusieurs déferlantes :
- la première concerne les personnages « célèbres » qui vont apparaître : du président Lincoln à George Orwell, en passant par Houdini, Lovecraft et Shelley, de jolies frimousses apparaissent touchant tant la littérature que la politique voire la technologie (Tesla, Edison). Il y a donc un bel effectif qui apparaît au fil des pages et des rencontres. Les auteurs proposent leur propre Ligue des Gentlemen Extraordinaires.
- la seconde renvoie aux multiples références qui parsèment les tomes. Elles concernent aussi bien le décor (on a retrouvé la DeLorean !), les noms et fonctions de certains personnages (Ridley E. Ripley, commandant du corps policier le Nostromo, un pompier nommé Bradbury…), certains lieux (le dernier bar avant la fin du monde) que dans les dialogues (vous prendrez bien un petit Last Son of Krypton ?).
City Hall demande ainsi une certaine culture pour saisir toutes les subtilités présentes. Les références sont à chercher du côté de la littérature, du cinéma et des comics (les mangas m’ont semblé absents même si Marion a un côté… Sakura ? Et Jules et Arthur ressemblent aux héros de Bakuman). On s’amuse à retrouver les références car en dépit de leur (omni)présence, les auteurs sont parvenus à trouver un bon équilibre, pour qu’elles ne viennent pas noyer le lecteur et rendre le récit artificiel car il ne serait composé que d’une simple juxtaposition de citations. La série a sa logique, sa ligne de conduite qui nous conduit joliment tant à la fin de la première saison qu’à la fin de la seconde. Deux moments marquants.
La lutte contre Black Fowl est alors un joli prétexte pour une déclaration d’amour des auteurs à l’écriture et aux grands auteurs qu’ils font évoluer. A propos de l’écriture, si on peut repérer différentes manières de faire (Verne n’écrit pas comme Lovecraft qui n’écrit pas comme Poe), j’ai regretté qu’on ne rentre pas plus dans les détails car, mis à part au début, on ne voit que le résultat des écrits (les papercuts), jamais ce qui a été écrit pour parvenir à ce résultat. De plus il est dommage que des tests ne soient pas menés pour savoir jusqu’où le pouvoir du papier peut aller (à l’instar de ce que fait Light Yagami avec son Death Note). Tout se passe comme si les écrivains avaient chacun leur spécialité, un type de papercut, et qu’ils ne s’en écartaient pas.
Autre thème évoqué : l’envers du décor. L’autre côté du miroir ne concerne pas seulement Houdini mais les autorités et autres sociétés secrètes. Le monde n’est pas ce qu’il paraît et ceux qui nous gouvernent nous mentent, nous cachent des éléments, nous surveillent (Big Eye). Le complot n’est donc jamais bien loin et on ne peut qu’être méfiants vis-à-vis de ceux qui nous entourent car la transparence totale n’est pas une ardente obligation et le papier peut, ici aussi, jouer de bien vilains tours. Une certaine inquiétude peut donc se lire au cours des pages et de l’avancée de l’intrigue.
Côté dessin, le trait de Guillaume Lapeyre est agréable, pas tout à fait manga, pas vraiment BD. Précis dans les détails, il donne à voir l’élégance des tenues des personnages, l’architecture et un design des personnages cadré même si certains visages ne m’ont pas toujours accroché et que j’ai trouvé aux personnages féminins (et à certains personnages masculins) une ressemblance parfois un peu trop prononcée. Surtout la plupart des écrivains sont dessinés dans leur version jeune (culte de la jeunesse es-tu là ?). Bref, on a une ligue des jeunes gentlemen extraordinaires. Parfois c’est amusant : Jules Verne est un poil macho et a une conduite risquée. Parfois c’est énervant : les interactions entre Arthur et Amelia, dont on devine rapidement qu’ils se plaisent, donnent lieu à différents gags qui finissent par lasser. Autre point à évoquer : les scènes d’action où interviennent plusieurs personnages sont parfois difficiles à comprendre en première lecture.
Côté édition, Ankama a fait du bon travail : les tomes peuvent être achetés séparément mais l’éditeur propose aussi un coffret pour chaque saison. Chaque coffret contient les tomes concernés avec couvertures collectors et limitées (réalisées avec Alexis Sentenac à l’aquarelle – elles sont superbes), un Note Book (regroupant des fiches persos ainsi que des citations de grandes figures historiques) en bonus pour le coffret de la première saison ; un jeu de cartes pour celui de la seconde. Autres petits détails : sur chaque couverture figure des commentaires des auteurs et chaque tome s’ouvre par une page vierge (ou presque), ou figure l’inscription « Oserez-vous une dédicace ? … » C’est simple mais ce genre de petites choses fait plaisir à voir.
Avec ses sept tomes, City Hall nous offre une aventure divertissante, plaisante, où on ne s’ennuie pas. La plume est plus forte que l’épée : on ne peut pas s’empêcher de penser à cette idée au fil des pages en voyant tout ce que le papier et l’écriture peuvent faire. Tout n’a pas été testé mais on s’attache aux décors et aux personnages, si bien que l’on comprend la manière dont les auteurs parlent des personnages et le rapport qu’ils entretiennent avec eux.
On referme alors la série sur un sentiment étrange. Non seulement à cause de la conclusion choisie mais aussi à cause des bonus du dernier tome. Rémi Guérin dans une postface fait en quelque sorte le bilan des années passées à faire avancer la série avec son compère. Elle mérite d’être lue. Surtout, l’auteur glisse une information d’importance, relayée quelques jours après la parution du dernier tome sur manga-news : City Hall est fini, vive City Hall Icons ! Il s’agit d’une série spin-off, chaque tome se centrant sur un personnage en particulier. La série commencera en 2016 avec le personnage de Harry Houdini. Pour l’occasion, Guillaume Lapeyre ne tiendra plus le crayon (mais restera impliqué) : ce sera Gary Vanaka qui va officier – certains de ses dessins sont visibles à la fin du tome 7.