Fréhel
7.4
Fréhel

BD (divers) de Johann G. Louis (2018)

Nous avons un ami de la boutique qui en a après les biographies en bande dessinée. « Pouah ! dit-il, quand un auteur se lance dans une biographie, c’est qu’il n’a plus d’inspiration, c’est la fin, c’est une défaite ! ». Je ne saurais être aussi radical, mais il est vrai que le panorama de la bande dessinée a vu pas mal de ces édifices se construire ses dernières années. La plupart du temps il s’agit de commandes d’éditeurs visant à s’aligner sur des anniversaires de mort ou de naissance. Publier une bande dessinée sur une célébrité ça assure toujours un minimum de vente, ça intéresse les médias qui ne s’intéressent pas à la bédé mais qui vont justement s’extasier « oh dites donc ! Une bio de Trucmuche en BD, oh vraiment il fallait oser ! ». En plus, pour peu qu’on ait affaire a un personnage à résonance historique on est sûr de vendre quelques centaines d’exemplaires à des centres de documentation et à des bibliothèques, ces braves gens essayant d’extirper la jeunesse de ses écrans à coups de bandes dessinées pédagogiques toutes plus atroces les unes que les autres.
C’est vous dire si je regardais ce nouveau « roman graphique » avec méfiance. Il est vrai que ses jeunes éditeurs (Nada) s’étaient pour l’instant tenu à l’écart de l’argent facile, mais ce n’était pas suffisant pour me convaincre. Le sujet, certes, était pour moi attractif. Je ne connaissais pas grand chose à Fréhel, à part Tel qu’il est, qui est évidemment une excellente chanson. Mais tout de même le vieux Paname, les faubourgs, les Apaches, l’accent parigot, les caboulots, ça me plaît.


Et bien le livre m’a séduit. Dès l’introduction on sent que l’auteur s’est investi. Il part d’une anecdote de 1948 révélatrice et savoureuse, qui va éclairer toute la suite d’une certaine tristesse due à la mise en perspective. Suit un premier chapitre qui raconte la petite enfance de la future chanteuse. En Bretagne. Sa mère qui travaille en région parisienne abandonne en effet l’enfant aux mains de la grand mère à la campagne, et ce pour trois bonnes années. Puis elle se décide à la récupérer et la ramène à Courbevoie, où elle va en fait la laisser se débrouiller. Dès lors la pauvre gosse va se faire son éducation toute seule dans les rues et elle devient la narratrice. Le récit va progresser chronologiquement mais par souvenirs racontés à différents interlocuteurs… Un enfant, un chat, une voisine.


Les décors ne sont pas insistants, mais bien présents et crédibles. Les costumes aussi sont bien étudiés en fonction des décennies qui passent (grosso-modo la première moitié du XXe siècle). Ici pas d’aberration anachroniques et pourtant — ouf— on est pas dans l’étalage de documentation photographique. Les trois années que Johan G. Louis a passé sur son sujet ont été digérées. « Pendant trois ans je pensais tout le temps à Fréhel, je mangeais avec elle, je me couchais avec elle et je me réveillais avec elle ! » me racontait-il l’autre matin dans un café de Pigalle. Car l’auteur aime Paris, il aime s’y promener à pied et il a souhaité montrer dans ces pages d’où venait la ville, ce qu’elle était avant, bien avant l’embourgeoisement de tous ses quartiers.


Johann G. Louis a une fascination pour les stars déchues et les femmes au caractère bien trempé… Sunset Boulevard, Bette Davis, Joan Crawford, voilà une partie de son univers. Conjuguée avec son affection pour la capitale, il fallait bien qu’il tombe un jour sur Fréhel. Bien que dessinant depuis toujours il n’avait pas envisagé de faire de la BD. Jusqu’à présent il était plutôt orienté sur le cinéma… Voyez ci-après la bande annonce d’un de ses courts-métrages.


Il s’est donc mis tardivement à la bande dessinée avec un premier album au titre remarquable, Shelley – Après l’autruche, tournez à droite, chez le Pélimantin en 2015. « Faire de la bande dessinée me repose de tous ses efforts qu’il faut déployer pour porter un projet de film. Les éditeurs de BD que j’ai rencontrés sont beaucoup moins chiants que les producteurs de ciné. [Johann a eu de la chance !] On ne vous renvoie pas quinze fois votre scénario pour changer une ligne par là, une ligne par ci. Dans le ciné, à la fin, quand tu peux tourner, ce que tu filmes n’a plus rien à voir avec ton scénario ! »


Sur près de 280 planches Johann G. Louis déroule donc la vie de celle qui restera comme une figure fondatrice de la chanson française. Passionnant personnage autodestructeur mais endurant : elle vécu presque 60 ans, malgré l’alcool et la drogue. Délaissant l’éther à la mode à Paris au début du XXe siècle, elle découvrit en effet assez tôt la cocaïne alors importée par les Argentins et y convertit son amant Maurice Chevalier.


On apprécie la fluidité de la lecture, la légèreté des planches (dessinées au stylo feutre tubulaire 01 noir waterproof Micron Pigma made in Japan, note pour les amateurs, puis colorées à l’aquarelle). Les dialogues sont très soignés et certaines fulgurances irrésistibles (« J’ai mal au crâne, je reprendrais bien un verre ! »). Johann G. Louis se montre à l’écrit le digne héritier de la gouaille parisienne dont il convoque le fantôme.

aaapoumbapoum
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le 15 déc. 2018

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