Grey
Grey

Manga de Yoshihisa Tagami (1985)

Mad Max rencontre Terminator

CRITIQUE DU PREMIER TOME :

Le thème de l'Humanité toute entière – ou du moins ce qu'il en reste – sous le joug d'un dirigeant artificiel est pour le moins ancien : dans la continuité du Frankenstein ou le Prométhée moderne, de Mary Shelley, il prit bien des aspects et se trouva tant de fois dit et redit qu'il en devint un truisme de la science-fiction – et même l'un des plus connus, voire des plus caricaturaux. J'ai, du reste, déjà eu l'occasion d'examiner les tenants et les aboutissants d'un tel sujet narratif dans un précédent article sur une autre production japonaise qui n'est en aucun cas liée à celle-ci à ma connaissance.

Pourtant, le premier véritable robot de la culture manga d'après-guerre – je parle bien sûr d'Astro Boy (Osamu Tezuka, 1952) – ne représentait en aucun cas une menace pour le genre humain, bien au contraire. Mais cette conception de la « machine » évolua au fil du temps et à partir des années 80 on put voir de nombreuses productions aborder ce thème sous un angle plus sombre : parmi les plus connues en occident, on peut citer Guyver (Yoshiki Takaya, 1985), Bubblegum Crisis (studio Artmic, 1988), Gunnm (Yukito Kishiro, 1990), Detonator Orgun (Masami Obari, 1991) ou encore Geno Cyber (Tony Takezaki, 1993), et bien d'autres.

Il n'aura pas échappé au connaisseur que la majorité de ces exemples concernent plus le thème de la fusion homme-machine que celui des robots à proprement parler, mais ça reste un sujet connexe : dans les deux cas, l'artificiel vient bouleverser la vie des humains – parfois même pour toujours. Mais si une telle conception des choses est bien sûr effrayante pour l'occidental, elle l'est doublement au Japon en raison de croyances confucéennes qui exigent qu'on meure avec le corps en une seule pièce, et d'idées shintoïstes qui placent la pureté physique au-dessus de tout (1) ; or la propagation de la machine dans la vie de tous les jours – que ce soit à travers l'industrie, la domotique ou bien la médecine – est bien sûr une expression de son intrusion dans le corps social.

C'est donc un sujet narratif pour le moins délicat dans le Japon contemporain, et a fortiori à l'époque où ce manga fut publié il y a 25 ans. De sorte que quand il se double, comme c'est le cas ici, d'un environnement post-apocalyptique induit par l'intervention d'une machine, et qui plus est quand celle-ci est devenue l'autorité suprême dans ce monde qu'elle a anéantit elle-même, le symbolisme qui en découle dépasse de beaucoup ce que l'occident produit en général à partir de thèmes semblables : en dépit des apparences, on reste bien loin de Terminator (James Cameron, 1984) et de ses clichés sur « La Révolte des Robots » – et sans pour autant renier les autres qualités de ce film au demeurant tout à fait appréciable à bien des égards...

Le cauchemar atteint de nouveaux sommets quand la « machine folle » contraint les humains sous son contrôle à une guerre perpétuelle. Parqués dans des cités aux allures de bidonvilles, leur unique moyen d'échapper à cette vie de rats consiste à gravir les échelons de la hiérarchie sociale en combattant les soldats d'une autre ville afin d'obtenir les crédits nécessaires pour « acheter » leur progression. La guerre, sujet déjà largement dénoncé par la génération de mangakas des années 60 (2), est à ce stade rendue d'autant plus intolérable qu'elle est fratricide alors que l'ennemi commun reste bien intelligemment hors de portée – et il ne faut pas regarder bien loin pour comprendre que c'est là un excellent moyen de contrôle pour l'ordinateur mégalomane : « Diviser pour mieux régner » comme on dit...

Sous bien des aspects, d'ailleurs, ce conflit perpétuel – sans raison ni but, du moins pour les combattants – ne va pas sans rappeler la jungle corporatiste de ce Japon qui « a perdu la guerre mais gagné la paix », pour reprendre l'expression chère aux historiens. Dépourvu d'armée au lendemain de la guerre du Pacifique, le Japon s'est lancé à corps perdu dans le développement économique et industriel, avec pour conséquence directe la constitution d'une lutte des classes d'autant plus féroce que la tradition féodale du pays – déjà bien brutale – n'était pas loin (3) : de façon consciente ou non, l'auteur fait ici une retranscription fidèle – même si très métaphorique – de cet élan national qui à sa manière fit bien des victimes et se poursuit d'ailleurs encore à ce jour.

Ainsi comprend-on mieux pourquoi Grey, le personnage principal de ce récit, est aussi amoral, cynique et sans scrupules, comment il a pu atteindre si vite un tel degré de perfectionnement dans « L'Art de la guerre » : il n'avait pas vraiment le choix pour commencer, même si ses motifs de départ ne manquaient pas d'un certain romantisme qui le rend quelque peu humain et lui attire ainsi une certaine sympathie de la part du lecteur – le reste de l'histoire montrera qu'il n'est pas non plus dépourvu de tous sentiments, et notamment d'une forme de fidélité envers ses camarades qui servira d'ailleurs de moteur principal pour lancer le récit proprement dit.

Si un examen superficiel ne permet pas vraiment de distinguer Grey de n'importe quel récit de survie saupoudré de scènes d'action gratuites, il combine néanmoins avec talent des ficelles narratives peut-être éculées mais qui forment malgré tout un propos pertinent sur comment une société belliciste – dans tous les sens du terme (4) – peut manipuler ses citoyens, doublé d'une dénonciation virulente du principe même de hiérarchie sociale qui pousse les individus à s'entredéchirer pour obtenir une place au soleil.

(1) Antonia Levi, Samurai from Outer Space: Understanding Japanese Animation (Open Court Publishing Company, 1996, ISBN : 978-0-8126-9332-4) p. 93.

(2) Jean-Marie Bouissou, Du Passé faisons table rase ? Akira ou la Révolution self-service (La Critique Internationale n°7, avril 2000).

(3) à ce sujet, il vaut de rappeler que le Japon ne connut de véritable Révolution Industrielle que sous l'occupation américaine, soit à peine un peu moins de 30 ans avant la création de ce manga.

(4) rappelons que beaucoup ont vu dans le « miracle économique » du Japon d'après-guerre une autre expression de l'esprit martial de ce peuple qui, dit-on, a élevé la guerre au rang d'Art...

Note :

Une adaptation en anime de ce manga fut réalisée par Satoshi Dezaki en 1986 sous le titre de Grey – Digital Target et se trouva un temps disponible en édition française chez Kaze ; cependant, cette adaptation ne reprend qu'une partie de l'histoire du manga original.


CRITIQUE DU SECOND TOME :

Si le scénario de ce volume tient en quelques lignes à peine c'est parce qu'à défaut de scénario à proprement parler il y a surtout un personnage. Ici, Grey lui-même est un récit, un conte : à l'image des chevaliers des temps anciens, il se situe au-delà du héros et acquiert le statut de symbole ; en libérant le monde du joug de Big Mama, il devient celui qui révèle la vérité – celle-là même dont le prix, toujours bien trop élevé, la rend d'autant plus difficile à accepter qu'elle était pourtant évidente...

Jusqu'ici l'anti-héros par excellence, Grey témoigne néanmoins dans ce volume d'une évolution indiscutable. À sa décharge, il faut bien avouer que les révélations progressives et les péripéties musclées du tome précédent avaient bien de quoi faire basculer la raison de n'importe qui... Alors, Grey est-il devenu encore plus fou qu'il l'était déjà, ou bien a-t-il recouvré un semblant d'équilibre mental ? À moins, c'est une troisième possibilité, qu'il soit tout simplement redevenu... humain.

Mais la question demeure secondaire pour lui de toutes façons, voire négligeable – c'est d'ailleurs ce qui permet de penser que c'est la bonne – car à ce stade du récit, le mystère a fait place au dénouement, et celui-ci s'orchestre de fureur et de sang mais aussi d'héroïsmes et de sacrifices, comme il se doit. C'est dans cette abolition de la raison pure, car bien trop mécanique pour rester humaine, c'est-à-dire supportable, que Grey trouvera enfin l'unique porte de sortie qui lui demeurait accessible.

Porte de sortie que, du reste, la divinité mécanique locale n'avait pas vu s'ouvrir. Il faut dire aussi qu'elle s'entourait de gens qui lui ressemblaient beaucoup trop pour pouvoir tirer de ceux-là quelque réflexion pertinente que ce soit ; on reconnait bien là le problème des puissants : à force de prendre conseil auprès de ceux qui pensent comme eux, ils s'enferment dans une sorte de monologue d'où rien de constructif ne peut sortir – toute ressemblance avec les animaux qui nous gouvernent n'a rien de fortuit.

Pour reprendre la thématique abordée assez brièvement dans la chronique du premier volume, on peut peut-être voir ici une réflexion, pas si sommaire que ça, sur les limites de cette jungle corporatiste et de cet ultra-libéralisme qui caractérisent le Japon d'après-guerre : en plein essor dès les années 60, ils ont atteint leur apogée 20 ans plus tard – c'est-à-dire précisément l'époque où Tagami a créé ce manga – avant de s'effondrer en 1989, selon un schéma similaire à celui que nous avons pu voir à l'automne 2008.

Quant à Grey, c'est parce qu'il a pu dépasser le stade du cadavre ambulant égaré dans un labyrinthe opaque et peuplé de simulacres animés qu'il évite cette déshumanisation où beaucoup trop se sont déjà perdus. Il n'est pas héros parce qu'il triomphe des créations esclavagistes de l'Homme, mais parce qu'il survit à cet effondrement systématique – pour ne pas dire systémique – où les machines s'autodétruisent.

Après tout, on ne peut survivre sans cœur, dans tous les sens du terme – y compris, et surtout, le plus humain...
LeDinoBleu
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le 7 mai 2011

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