Par quel bout raconter Jean Gabin ? Le comédien qui marqua de son empreinte indélébile le cinéma français ? L’homme vulnérable qui ne manquait jamais de douter de lui ? L’aventureux patriote qui défendait volontiers l’honneur de son pays ? Le gamin désireux de conduire des locomotives ou d’exploiter une ferme ? À coups d’ellipse et de bonds temporels, Noël Simsolo et Vincenzo Bizzarri vont saisir le personnage par chacune de ces aspérités.


Avec des teintes changeantes et prédominantes (rouge, bleu, sépia, etc.), « L’Homme aux yeux bleus » raconte la carrière et la personnalité d’une icône du cinéma français aux 95 films. Fils d’artistes, chanteur de revue, comédien, formateur durant la Seconde guerre mondiale, quittant la campagne avec regret, peinant à s’épanouir en couple, Jean Gabin eut une vie riche et harassante, qui lui vaut dans l’album le surnom d’« acteur en série ». Mais derrière le mythe se cache un homme simple : « la Normandie me suffisait comme horizon lointain », dit-il, tout comme il promit en 1933 que « dans cinq ans, fini les films, (il) achète une ferme ».


Pourtant, le cinéma ne cessera jamais de l’appeler. Sa rivalité avec Fernandel, sa rencontre avec Michel Audiard, ses collaborations avec Julien Duvivier, Jean Renoir ou Marcel Carné, ses succès comme ses échecs, mais aussi ses sensibilités artistiques et politiques (il réduit son cachet pour tourner La Belle équipe, qui aurait pu échouer à Renoir, qui le traînait d’ailleurs aux meetings des communistes) se trouvent en bonne place dans l’album. On apprend aussi quelques anecdotes : sur sa claustrophobie (alors qu’il passera des journées entières dans un char), sur sa phobie des avions née d’une mésaventure vécue sur un tournage, sur l’hôtel Claridge érigé en refuge (« Je gamberge mieux quand je suis seul »), sur ses relations difficiles avec les femmes (Marlène Dietrich finira par le harceler au téléphone), etc.


Vieillissant, Jean Gabin n’en est que plus touchant. Il est gêné quand on l’enjoint à séduire des jeunettes à l’écran. Il vit comme un traumatisme le rejet qu’il subit de la part des agriculteurs, lui qui aspirait pourtant à grossir leurs rangs. Il se sent de plus en plus seul, voyant ses camarades partir et se montrant nostalgique d’un cinéma balayé par la modernité. Une modernité qu’il rejette pour partie : « Marée basse, leur Nouvelle vague », affirmera-t-il comme un chant du cygne. Et puis, cette vie d’acteur, bien que placée dans son cas sous le signe de la gloire, n’apporte qu’un soulagement imparfait : « C’est un métier tellement fatigant où l’on est déprimé souvent, alors si encore il faut par-dessus le marché travailler avec des gens qui ne vous plaisent pas, c’est la fin des haricots ! »


Avec « L’Homme aux yeux bleus », Noël Simsolo et Vincenzo Bizzarri ne se contentent pas de rester à la surface d’une star incontestée du cinéma français. Si sa filmographie ne peut qu’être survolée, l’essentiel se trouve probablement ailleurs : Jean Gabin était un homme entier, dénué de faux-semblants, resté durant toute sa vie cramponné à des rêves de gosse. Le cinéma n’en faisait pas forcément partie et c’est pourtant à travers lui qu’il passera à la postérité. Cette dualité entre l’icône et l’homme, qui n’entrent que partiellement en contradiction, est parfaitement restituée dans cette belle biographie dessinée.


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Cultural_Mind
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le 26 nov. 2021

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