L'Argentine
6.1
L'Argentine

BD (divers) de Andreas Cochet et Isa Cochet (2019)

Bouillonnement coloré primaire

Sacré Andreas !
On l’avait quitté après les magistrales sagas qu’étaient Capricorne (20 tomes aux éditions du Lombard) et ARQ (18 tomes chez Delcourt), achevées définitivement en 2017 et 2015. Et après ce double travail très riche auquel il consacra près de 20 ans il était bien normal qu’il prenne un peu de repos (1).


Mais pour ses fans, rester trop longtemps sans nouvelles de leur idole c’est dur. Surtout qu’on se doutait bien que le maître nous reviendrait en BD mais cette fois sous quelle forme (2) ? Une trilogie à la manière de Cromwell Stone ? Un one-shot comme Coutoo ? Deux parties différentes mais enchaînées, fusionnées pourtant comme Cyrrus-Mil ? Un manga fleuve de 400 à 500 pages (3) ?


Après avoir ajouté une nouvelle pierre à l’édifice Dérives (4), revoilà donc Andreas en 2019 avec finalement un one-shot au titre aussi énigmatique que sa couverture : L’Argentine.


Et à nouveau l’occasion pour ses lecteurs de se prendre un grand coup dans le ciboulot.


Déjà évidemment les couleurs totalement en aplat et très tranchées qui soulignent une ligne clair omniprésente qui ne s’était alors jamais montré aussi souveraine chez lui. Même chez Capricorne il y avait ces petits traits de détails dans le dessin, quand aux couleurs, elles ménageaient ombres et dégradés au sein d’une même palette. Ici les couleurs sont évidentes, trop évidentes et le dessin est comme pur à chaque fois, presque simpliste à force.




C’est évidemment un piège.


Comme pour souligner à rebours que tout n’est pas noir ou blanc, ou séparé d’un côté ou d’un autre comme les arcanes politiques s’amusent à le faire. Et elles sont présentes ici d’ailleurs en toile de fond du récit puisque Yvon d’Alayrac le père de la jeune héroïne a été conseiller personnel de trois présidents successifs français mais écarté du jeu par le nouveau président, un certain Lebrun (5).


« …Vous êtes quasiment la définition de « L’éminence grise ». Tout le monde se méfie de ce que vous êtes, de qui vous êtes. Mais il n’y a pas eu de guerre majeure, pas de crise sociale, pas de soulèvement populaire… Juste des querelles entre partis, du chômage gérable et l’inévitable terrorisme occasionnel. La bonne vieille vie politique.
_ Donc ceux qui savent que j’existe pensent que j’ai fait du boulot acceptable ? Et ils veulent m’aider ? À d’autres !…
_ Ils ne savent même pas ce que vous faites. Mais votre mise au placard par Lebrun fait de vous un des gentils. En tous cas aux yeux du ministère… Donc me voici.
_ Comme si j’avais le choix. Mais disons que je suis d’accord. La vie de ma fille est entre vos mains. »


Surprise donc de voir Andreas balancer tout ça au lecteur pour mieux l’engluer dans ses filets.
Au dessin apaisé et baigné de couleurs primaires le dessinateur d’ailleurs bouscule l’angle de vue, fait pencher les cases, ménage un désordre organisé dans les habitations quand l’extérieur fait signe d’un ordre inquiétant et bien trop calme. La folie n’est jamais très loin comme cette brute épaisse qui s’introduit dans la propriété privée des d’Alayrac ou ce snipper inconnu en seconde partie de l’ouvrage.


Lentement, comme à son habitude, l’artiste fait s’interroger le lecteur et s’il dévoile des éléments de réponses qui tombent finalement sous le sens, chaque pièce du puzzle commençant à être mise bout à bout, il demeure des questions comme autant de pistes ouvertes qu’Andreas garde pour lui, seul maître à bord.


Mais l’on devine ou comprend l’intrigue génialement tordue où sous couvert de thriller paranoïaque, le fantastique se glisse lentement pour mieux nous happer jusqu’à la fin où nous restons K.O et inédits (6). Coutoo, sous son aspect policier direct (la traque d’un serial killer passablement dérangé dans un New York des années 80 qui n’a rien à envier à celui du film Maniac d’un certain William Lustig) procédait du même schéma et insérait un trouble fantastique aussi bien lié au tueur qu’aux personnages pris dans sa toile : Héritage et transmission. Où comment un tueur semble immortel et ressurgit sur deux générations différentes d’inspecteurs, père et fils à plusieurs années d’écart là où il est normalement déclaré physiquement mort ? (7)


Pourquoi Coutoo, tiens ? Probablement parce qu'on a affaire à une même palette graphique dans l'idée. Mais L'Argentine va également nous donner à voir une case remplie de détail, presque une "bulle mentale" qui capture l'espace d'un instant le sens et l'âme de la BD et ouvre de possibles pistes de compréhension et réflexion. C'est le bureau de l'inspecteur Kraft d'un côté, c'est la chambre de la mère de Francesca de l'autre.


Ici il sera plus question de télescopages spatio-temporels d’autant plus difficiles à déceler dans la narration qu’Andreas resserre le tout à coup d’ellipses et de plans brefs, maîtrisés à fond, hardi pour le lecteur débutant. Ce qu’on pouvait penser un enlèvement politique sera donc bien tout autre mais l’on ne quittera pas forcément les thèmes de l’héritage et de la transmission non plus, chers à l’auteur et qu’on remarquera qu’à la toute fin tellement on aura été captivés jusqu’au bout.


Et arrivé à la dernière page, chaque lecteur aura compris quelque chose de personnel dont le sens n’appartiendra qu’à lui mais pourra en discuter avec d’autres ou se replonger dans chacun des détails dont l’oeuvre est parsemée pour en retirer toute la substantifique moelle et enrichir ses clés de compréhension (8).


Comme souvent la marque des grandes oeuvres d’Andreas et celle-ci n’échappe pas à la règle : Sous des dehors faussement basiques, c’est peut-être la plus retorse et complexe que l’artiste ait produite, ce qui n’est pas rien. On a beau être en terrain connu (outre les thèmes cités on retrouve une nouvelle expérience de laboratoire, une chose qui se terre soit dans les égouts soit des coins reculés — probablement pas si éloigné d’une certaine influence Lovecraftienne reconnue et revendiquée au détour d’autres oeuvres passées—, les maisons architecturales à la Frank Lloyd Wright….) on est de nouveau sortis hors de notre zone de confort et finalement on en redemande !


========


(1) Si on veut jouer au jeu des différences on fera remarquer en lisant les derniers tomes de l’une et de l’autre qu’elles parlent finalement toutes deux du fait de s’extraire de sa condition humaine pour atteindre une dimension divine avec des choix qui prennent un tournant soit optimiste soit pessimiste. Mais comme toujours Andreas se réserve, coup de théâtre génial, de rester ambigu au possible au final.


(2) Connaissant Andreas on pourrait se dire « sous quelle réinvention » ?


(3) A la base le format que l’auteur avait imaginé pour chacun des 3 gros cycles de ARQ , mais l’éditeur, Guy Delcourt refusa.


(4) Où à chaque tome Andreas délaisse l’histoire sous la férule de scénaristes (et amis) différents pour ne se concentrer que sur le graphisme, s’adaptant à la tonalité de chaque script proposé. Dans le premier tome, il y a même une histoire (la dernière) entièrement faite à la peinture dans un style presque cartoon qui va, de fait, bien avec l’aspect humour noir qu’on y décèle.




(5) Croyez-le ou non d’ailleurs mais j’ai eu l’impression que Andreas par là-même se faisait un plaisir d’égratigner le gouvernement de notre cher président actuel élu en 2017, il n’y a qu’à déceler les piques acerbes ça et là.


(6) Il faut généralement lire et relire une oeuvre d’Andreas pour y déceler les divers niveaux de lectures et la multiplicité de détails qui en font une oeuvre des plus riches.


(7) Sur les questions d’héritage et de transmission de l’album Coutoo, Andreas fait se rejoindre les destinées du tueur et de l’inspecteur Kraft qui cherche à l’arrêter au cours d’un dialogue entremêlé où un troisième protagoniste indirect parle lui-aussi une case sur deux : une radio. On peut y voir la « voix » de l’auteur qui donne malicieusement des pistes (l’émission diffusée semblant évoquer les problèmes de communication qui mènent à des impasses) tout comme un témoin indirect. Ce dernier peut être symbolisé par le personnage de Toby-Toby, voyant occasionnel qui entre en transe à chaque nouveau meurtre permettant du coup au lecteur d’avoir un coup d’avance diabolique sur l’inspecteur et le mettant justement, du côté du tueur.


(8) Tenez je vous livre par exemple un indice que j’ai repéré : Page 16, Silver (Fran ou France de son vrai prénom) soulève une photo cachée sous une autre au mur de sa chambre. Sous un tirage basique de la Tour Eiffel se cache en effet une photo d’une petite maison anodine perdue dans la pampa. Elle se situe en Argentine, lieu où Silver échoue dès le début. Plus tard, page 65, Francisca (qu’on peut abréger en Fran également notez bien car rien n’est laissé au hasard chez Andreas) dans la chambre de Silver soulève la même photo cachée sous celle de la Tour Eiffel : la maison a changée, elle semble vieillie et pas encore rénovée et le lecteur peut penser qu’elle provient en fait du passé. La photo changerait donc au regard du parcours et de l’expérience de celui qui est passé par le passage temporel. Du moins c’est comme ça que je le comprends. Et j’arrête là mes cogitations car je me sens repartir sur les deux personnages féminins et leur imbrication dans le schéma temporel… Un coup à ne pas dormir ça ! :D

Nio_Lynes
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le 7 déc. 2020

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