Je n’insiste pas sur le caractère convenu de l’intrigue. Le procédé consistant à plonger au cœur d’une catastrophe quelqu’un que le lecteur pourrait rencontrer tous les jours, ici une prof’ de collège (1) et ses enfants, est tellement utilisé qu’il serait inutile de citer d’autres œuvres. Encore trouve-t-on ici un mélange pas si commun entre début in medias res – les relations familiales en train de changer – et début classique (ante rem ?) – la catastrophe qui se profile, et qui, contrairement aux cataclysmes subits qu’on trouve dans bien des récits, procède par glissements, du gros orage à la grosse tempête, de la grosse tempête au gros séisme, du gros séisme au chaos généralisé, humain et naturel. Du reste, le scénario ménage des pauses, des accélérations, des reprises qui donnent à la fois du rythme et du liant à un album qui, l’air de rien, remplit ses cent et quelque pages (2).
Je n’insiste pas non plus sur la grande qualité du dessin – même si les visages sont moins convaincants. J’ai lu çà et là quelques critiques qui tenaient certains procédés graphiques pour des effets de manche ; c’est oublier que l’album propose de véritables partis pris esthétiques, ce qui ne me semble pas si courant dans la bande dessinée post-apocalyptique – et peut-être dans la bande dessinée d’aventures en général. Le découpage des cases du Reste du monde n’a rien de téméraire, mais passerait pour un folle audace dans les trois quarts des albums du genre.
C’est là que je voulais en venir : l’album a un style. Je ne suis pas un grand spécialiste de bande dessinée, je ne connaissais pas Jean-Christophe Chauzy. Mais j’ai relu il y a peu la liste des titres des albums que j’ai lus depuis cinq ou six ans, et j’ai retrouvé le nom des auteurs d’à peine un quart d’entre eux seulement. Pour certains, je ne sais même plus à quoi ressemblait le dessin. Or, n’importe quelle séquence de quatre ou cinq planches du Reste du monde permet de reconnaître un style (3). J’ignore si le fait qu’ici le dessinateur soit aussi le scénariste a quelque chose à y voir, car j’ai lu plus d’un album dans le même cas qui ne proposait strictement rien, ni esthétiquement, ni émotionnellement ; mais à coup sûr ce volume ne se contente pas des sentiers battus.
(1) Dans la pratique, un prof sur deux n’a pas l’idée de couper des feuilles au format A3 en deux quand la photocopieuse est à court d’A4. Je n’ose même pas imaginer le carnage en cas d’apocalypse.
(2) À propos de scénario, il me semble que la chute n’en est pas une. La vraie surprise, le vrai twist final, c’eût été que
nos cinq sinistrés retrouvent véritablement la civilisation intacte
.
(3) Je sais, avec certains auteurs, une seule case suffit…